Seniors

Amours de vieillesse

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L'image d'Épinal du "petit vieux" assis au coin du feu et asexué a du plomb dans l'aile.
© Serge Dehaes
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

C'est comme un grand écart. Ou comme choisir entre la peste et le choléra. D'un côté, le cliché du "petit vieux" qui lit son journal ou tricote au coin du feu, qui sirote une tisane en savourant avec sagesse le temps qui passe. "Un ange asexué, si mignon, ironise Armand Lequeux, gynécologue et sexologue. Car tous les aînés sont un peu nos parents, donc asexués" (1).

De l'autre, des seniors beaux et fringants, pleinement actifs et séduisants, comme le marketing et les médias adorent nous en distiller les images à longueur de récits : les "sexygénaires", comme le proclamait en 2013 un dossier spécial du Nouvel Observateur avec, en couverture de l'hebdomadaire, la belle Fanny Ardant. Entre ces deux extrêmes, rien : le désert. Sauf, peut-être, cette propension à taxer de "pervers" ou d'"obsédé" un senior qui manifeste ses élans, situation jugée socialement inacceptable. Un sobriquet équivalent pour la femme âgée qui ne dirait pas non à des avances ? La "veuve joyeuse", pardi !

La société n'est pas tendre… "Elle n'a pas envie de voir que les aînés ont un sexe", tonne Anne Jaumotte, chargée de projets chez Énéo, mouvement social des aînés, à l'issue d'un travail de collecte de témoignages de deux ans auprès des seniors. Il va pourtant bien falloir qu'elle s'habitue, la société... D'abord parce que, depuis Master et Johnson, dans les années soixante et septante (plus de dix années d'études en laboratoire sur la sexualité !), on sait que "si les conditions émotionnelles sont réunies, la sexualité n'a pas de limite d'âge, ni chez l'homme ni chez la femme", rappelle Séverine Acquisto, psychologue et sexologue clinicienne (2).

Le constat des deux chercheurs américains, il est vrai, n'a pas vraiment percolé dans les consciences occidentales. Peut-être parce que "ce vieux couple, ce vieil homme et cette vieille femme, me tendent un miroir dans lequel je n'ai aucune envie de regarder mon futur, explique Armand Lequeux. Cachez ces chairs molles et fripées que je ne saurais voir…".

Le célibat retrouvé est souvent l'occasion, pour le senior, de réinvestir la vie sociale et de faire de nouvelles rencontres.

Mai 68 : longtemps après…

Mais l'image d'Épinal du "petit vieux" asexué et assis au coin du feu a peut-être du plomb dans l'aile. Car la société évolue. "Les gens qui entrent aujourd'hui dans le troisième ou le quatrième âge sont ceux qui ont vécu la révolution sexuelle pendant leur jeunesse, commente José Gérard, coordinateur d'un récent dossier de l'ASBL Couples et familles sur l'amour et la sexualité des aînés. Beaucoup n'entendent pas 'rentrer dans le rang' au soir de leur existence."

Ce n'est pas le seul changement de fond. Une bonne partie des aînés sont aujourd'hui branchés sur le Net, y compris sur les sites "légers" et frivoles. Ils fréquentent les sites de rencontre – de plus en plus nombreux – réservés aux seniors. Depuis une quinzaine d'années, ils n'ont pas manqué de s'intéresser aux petites pilules bleues et vertes destinées à regonfler les ardeurs de ces messieurs…

Et puis les statistiques sont là, implacables. Elles traduisent une hausse impressionnante, depuis dix ans, des divorces au-delà de 65 ans ou après 35 ans de mariage. "Ce célibat retrouvé est souvent l'occasion de réinvestir la vie sociale et de faire de nouvelles rencontres, commente Anne Jaumotte. De nombreux couples se forment dans les loisirs communs." À tel point que des voix de plus en plus nombreuses s'inquiètent, aujourd'hui, du non-dépistage des infections sexuellement transmissibles chez les plus de 60 ans, tant en dehors qu'à l'intérieur des maisons de repos : en six ans à peine, le nombre de personnes ayant contracté le sida a doublé dans cette tranche d'âge… L'explication : peu ou pas de prévention, ni de réflexe de dépistage par le corps médical ou soignant, constate Laurianne Rigo, animatrice chez Couples et familles.

Le plaisir, malgré tout…

Le début d'un âge d'or pour l'intimité amoureuse ? Pas si vite. D'abord parce que – c'est indéniable – le vieillissement se marque aussi dans les capacités sexuelles. Chez Lui, l'érection est généralement plus lente qu'autrefois, le retour à la rigidité se compte en heures plutôt qu'en minutes. Chez Elle, la diminution des œstrogènes et de la progestérone rend la lubrification plus difficile, la paroi vaginale s'amincit et perd de son élasticité au détriment du plaisir, les orgasmes multiples sont plus malaisés.

À cela s'ajoute, bien sûr, une longue liste de facteurs "handicapants", physiques (prise de poids, arthrose, diabète, hypertension…) comme psychologiques (crainte de l'échec, monotonie des rapports, image de soi déficiente…), qui rendent l'acte sexuel moins immédiat, moins spontané, moins explosif.

Des évolutions inévitables ? Pas nécessairement sur tous les plans, estime Séverine Acquisto. La sexologue clinicienne souligne, en effet, l'efficacité des fantasmes et de la masturbation pour maintenir la lubrification "excitatoire" (à distinguer de la lubrification purement hormonale), de même que le maintien de la sensibilité clitoridienne après la ménopause. Elle rappelle que les interventions lourdes, comme l'hystérectomie (ablation de l'utérus) ou la prostatectomie (ablation de la prostate) n'entraînent pas systématiquement la fin de la vie sexuelle.

"On confond trop souvent sexualité et pénétration/éjaculation, explique-t-elle. Ce faisant, on oublie le rôle de l'érotisme, de la sensualité, de l'intimité. À côté d'une sexualité pulsionnelle (libidinale) et sentimentale, il existe une sexualité d'attachement. Caractérisée par la production d'une hormone spécifique (l'ocytocine), elle se manifeste par le plaisir d'être à deux, de pratiquer des activités communes, de vivre dans la douceur et l'attachement à long terme. Et elle n'est pas synonyme d'absence de contacts physiques…"

Pas tout-à-fait étonnant, dès lors, que 26% des 75 à 85 ans, selon le New England of Medecine (2007), déclarent avoir eu au moins un rapport sexuel dans l'année écoulée et que 53% des 65 à 74 ans déclarent, eux, avoir une "activité sexuelle plus régulière", sans que l'on sache toutefois de quelle sexualité il s'agit…

Une adhésion pernicieuse

Mais le principal facteur expliquant le ralentissement des activités sexuelles au grand âge est ailleurs. Plus que dans les difficultés hormonales et physiques, il est à chercher dans les représentations sociales autour de l'amour et la sexualité. À l'issue de ses rencontres avec les seniors, Énéo le souligne : "Malgré la levée des tabous, notre société n'est pas encore libérée de la conception d'une sexualité purement procréative, l'acte sexuel purement hédoniste étant considéré comme honteux".

En témoigne la gêne avec laquelle ce thème est abordé dans le débat sociétal et, selon nos interlocuteurs, jusque dans les cabinets des médecins, qui "n'osent pas brusquer l'intimité des patients" ou "qui ne prennent pas le temps pour cela, alors que la satisfaction sexuelle est une porte ouverte vers une bonne santé générale". Surtout, il existe une intériorisation des images et des représentations ambiantes qui nuit à la qualité de vie des seniors.

"L'effet pervers des conceptions et pressions culturelles et sociales, analyse José Gérard, c'est que les personnes âgées elles-mêmes les intériorisent très souvent et considèrent que, passé un certain âge, 'il n'est plus convenable de penser à ces choses-là'."

Bref, un message du genre "au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable", tellement martelé par le discours ambiant (involontairement) qu'il en devient prescriptif. "Et tellement source de souffrances !, rajoute Séverine Acquisto, lorsque le senior se dit 'je ne peux pas être autre chose que ce qu'on me dit d'être' et abandonne ainsi 'volontairement' toute forme de sexualité."

Les personnes âgées finissent par intégrer l'idée qu'à un certain âge, "il n'est plus raisonnable de penser à ces choses-là".

Pas de modèles !

Pour autant, insiste la sexologue, il faut éviter de tomber dans l'excès inverse. "Si la sexualité est un apprentissage continu, en évolution à toutes les époques de la vie, elle n'est pas une condition sine qua non du bonheur : on peut très bien vivre heureux au grand âge, en n'ayant plus d'activités sexuelles." Telle est bien la difficulté de parler et de commenter la sexualité, particulièrement à propos des personnes âgées : laisser ouvert le champ du possible – l'épanouissement amoureux au grand âge reste accessible, y compris via le sexe – sans pour autant créer une nouvelle norme sociétale.

Loin de toute injonction à suivre un modèle précis de sexualité, les spécialistes en appellent plutôt à une plus grande bienveillance à l'égard des aînés, si l'on admet du moins qu'aimer et être aimé sont des droits vitaux.

"Un travail nous attend, propose Armand Lequeux. Prendre conscience de nos représentations négatives de la sexualité des aînés, afin d'éviter de faire peser sur eux le poids de notre regard qui les empêche si souvent de s'épanouir à leur gré." À cet exercice-là, tout le monde est potentiellement gagnant : "Nous pouvons espérer bénéficier plus tard, pour nous-mêmes, de l'allègement de ce tabou afin de vivre pleinement ce qu'il nous sera donné de vivre dans notre propre sexualité". Au boulot…