Films

Pour le droit de courir

4 min.
Free to run pointe avec force l’effet miroir du développement du sport et de l’évolution de nos sociétés.<br />
© Yuzu Productions
Free to run pointe avec force l’effet miroir du développement du sport et de l’évolution de nos sociétés.
© Yuzu Productions
Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

À l'aube, en pleine journée, au crépuscule, des joggeurs foulent de leurs baskets l'asphalte des villes, les sentiers des campagnes et les allées des parcs publics. À les voir, nul doute que le jogging est devenu un sport populaire... Une situation très différente d’il y a à peine quarante ans. La course de fond était une activité réservée aux champions de la piste ou aux marathoniens expérimentés. Ceux qui courraient pour le plaisir et dans la nature étaient pris pour des subversifs, des excentriques, et s’adonnaient parfois à leur loisir la nuit par crainte d’être pointés du doigt.

Courir pour s'exprimer

Le film démarre par les témoignages des vétérans américains. Ceux qui, au milieu des années 60, courraient dans le Bronx, le quartier le plus mal famé de New York. Que leur procurait la course à pieds ? "Se sentir vivant sur cette terre", affirme l'un d'eux. "Il arrive un moment où le corps est un peu comme une machine et que la tête peut se libérer, partage un autre. On peut se mettre à penser et, c'est vrai, à se rapprocher un peu du ciel." "Courir est un moyen d'expression, ajoute un troisième. Pour nous, […] c'était quelque chose de naturel. Certains s'exprimaient à travers la musique, d'autres à travers la drogue. Moi, je m'exprimais par la course."

Ces gens qui courent de longues distances en mini-shorts et parfois torses nus dans l'espace public ? Des fous masochistes, selon certains ! À l’époque, un médecin prétendait d'ailleurs, face caméra, que le jogging précipite la mort de ceux qui s'y adonnent : "Courir est la pire chose à faire. Vous risquez de raccourcir votre espérance de vie de 20 à 40 ans."

Et que dire des femmes ! Depuis les Jeux olympiques d'Amsterdam et jusqu'en 1960, ces dernières n'étaient pas autorisées à courir plus de 100 mètres en compétition. Toutes sortes de mythes circulaient (trop de masses grasses ; trop émotives, elles risquent l'épuisement total), ainsi que d'autres horreurs, pour les dissuader de chausser des baskets : "vos cuisses vont grossir, des poils vous pousseront sur la poitrine, vous risquez de devenir un homme ou pire… !"

Combats

Kathrine Switzer a choisi de ne pas croire en ces mythes. Le réalisateur Pierre Morath retrace l'histoire incroyable de cette Américaine qui, initialement, souhaitait intégrer l'équipe de hockey de son collège, puis devint la première femme à courir le marathon de Boston, en 1967, sous un dossard d'homme. Disqualifiée par les organisateurs, elle n'en reste pas moins un symbole. La première foulée vers le droit des femmes de courir de longues distances, c'est elle.

D'autres destins sont évoqués dans ce documentaire riche en images d'époque. Celui du prodige Steve Prefontaine, originaire de l'Oregon, figure de proue du combat pour le droit de gagner sa vie en courant, ce qu'interdisaient les fédérations toutes puissantes, imposant à leurs affiliés le statut d'amateur. "Pre", comme le surnommaient ses fans, joignait les deux bouts grâce au sponsoring de Nike, une petite marque de chaussures balbutiante installée dans l’État de l’Oregon.

Le réalisateur s’intéresse aussi à Frank Lebow. Piètre coureur mais néanmoins visionnaire, il eut l'idée saugrenue de dessiner la route du premier marathon de New York à travers cinq quartiers de la ville. En quelques années, le fameux 42 kilomètres de "Big Apple" rassemblera des millions de coureurs, deviendra l'événement le plus important de la ville, et rapportera des millions de dollars à la municipalité.

Bout de course

Le marathon de New York, c'est aussi l'exemple parfait de l'explosion du business des courses et des marathons internationaux. Chaque ville digne de ce nom, depuis les années 90, tient à avoir son marathon : Bruxelles, Tokyo, Tel Aviv, Naples… Le temps d'un jour, dans ces cités, défilent les marques, les sponsors... Ceux-ci se sont appuyés sur l'idéal de la course à pied (se sentir férocement libre) pour promouvoir leur propre concept : se sentir libres d’acheter férocement.

Pour l'illustrer, le documentaire emmène les spectateurs à New York, en 2012. La tempête Sandy ravagea la ville, causant la mort de 200 personnes sur la côte Est des États-Unis et laissant derrière elle des dizaines de milliers de New Yorkais sans électricité à la date du marathon. Qu'à cela ne tienne ! Le maire Bloomberg persista en maintenant l'événement alors que des corps inertes étaient toujours découverts.

C'est en dernière minute qu'il fut toutefois annulé, par respect pour la ville meurtrie. Annulation qui provoqua la colère de quelques participants décidés à courir coûte que coûte. Les images du marathon "off" laissent au spectateur un goût amer. Une amertume que partageaient les habitants scandalisés de voir des coureurs de tous les pays déambuler dans le New York dévasté. Pour la beauté du sport ou pour rentabiliser leur investissement ?

Effet miroir

Au-delà de l’assemblage de témoignages inédits et d'images d'archives, Free to run pointe avec force l'effet miroir du développement du sport et de l'évolution de nos sociétés. Noël Tamini, coordinateur de la regrettée revue Spiridon, est présenté comme un Jack Kerouac de la course à pieds, héros de la contre-culture conjuguant running avec liberté et anti-conformisme.

Le combat de Prefontaine face aux puissantes fédérations d'athlétisme rappelle la révolution sociale anti-autoritaire post-Mai 68. La persévérance de Kathrine Switzer évoque la lutte des femmes pour l'égalité des sexes. Puis vient le triomphe de l'individualisme et de la société de consommation propre aux années 90.

Cette fabuleuse épopée de la course à pieds pourrait susciter plusieurs réactions auprès des spectateurs. Donner l'envie, à celui qui n’a jamais couru, de prendre son premier shoot d'endorphine. Ou pousser l'adepte des petites et moyennes distances au dépassement de soi. Free to run suggèrera enfin au compétiteur de détourner le regard de sa montre-chrono pour à nouveau admirer la nature qui l’accueille.

Pour en savoir plus ...

Free to run est actuellement à l'affiche des cinémas Vendôme et Aventure à Bruxelles et au Plaza Art de Mons. Il sera projeté dès le 1er juin à Liège (Grignoux), à Namur (Caméo) dès le 8 juin et à la Maison de la culture de Tournai à partir du 15 juin. Des projections particulières peuvent être organisées à la demande.

Infos : www.freetorun.be