Alimentation

De la viande in vitro : une fausse bonne idée ?

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(c) iStock
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Julien Marteleur

Julien Marteleur

La recette paraît tout droit sortie d'un roman d'anticipation : pour un bon "Frankensteak", prenez des cellules souches de muscle prélevées sur une vache en chair et en os. Plongez-les dans du liquide composé d'acides aminés, de sucre, d'hormones de croissance, de vitamines et de sérum de veau fœtal. Bien nourries par la mixture dans une boîte de Pétri, elles vont se diviser et augmenter en nombre. Faites enfin passer un courant électrique pour les faire grossir. Hachez-les, et voilà ! Vous allez vous régaler de cette viande "de culture", sans avoir omis au préalable de la saupoudrer de poudre d’œuf et de chapelure, pour rendre la texture et le goût plus authentiques. N'oubliez pas non plus le jus de betterave et le safran, pour obtenir la couleur "chair" typique de la viande ! 

Pas de souffrance animale. Pas de gaspillage des ressources. Juste de la viande, pour le simple plaisir du goût. Ce sont du moins les arguments vendeurs de la viande cultivée, dont le cuisinier originel est Mark Post, chercheur à l'université de Maastricht. Avec son équipe, il a mis deux ans à mettre sa recette au point et a finalement fait goûter son fameux "Frankensteak" à Londres en 2013. Son prix ? 250.000 euros pour 142 grammes ! Depuis, la viande cultivée est plus abordable 46 euros pour une lamelle de cinq millimètres mais encore hors de portée de toutes les bourses. Elle fait pourtant saliver...

De la science-fiction à la réalité

En 1950, grâce à la découverte des lignées cellulaires (1), le scientifique néerlandais Willem Van Eelen imagine la possibilité d'une viande "de culture". Il mettra quarante ans à lever des fonds auprès d'investisseurs privés et à déposer le premier brevet sur la viande cultivée in vitro. Au début des années 2000, il organise un rassemblement de chercheurs néerlandais. Accompagné par des universités et des entreprises alimentaires, il convainc le gouvernement néerlandais de financer leurs recherches à hauteur de deux millions d’euros.

Sur papier, la viande in vitro a toutpour plaire d'un point de vue environnemental. L'élevage d'animaux génère 18% des gaz à effet de serre au niveau mondial, principalement du méthane issu de la rumination et des déjections. Une étude de l’université d’Oxford (2) a calculé, en 2011, que la viande de culture permettrait de diminuer les émissions de gaz à effet de serre de 96% par rapport à la viande conventionnelle. Par ailleurs, elle nécessite 45% d'énergie en moins et économise jusqu'à 96% d'eau. Ces enjeux ont poussé plusieurs startups à se lancer dans la fabrication de viande cultivée : Memphis Meats, financée notamment par les milliardaires Richard Branson et Bill Gates, Eat Just – dont les morceaux de poulet artificiel peuvent être désormais dégustés dans les restaurants de Singapour, ou encore Mosa Meat font partie des plus avancées. En tout, elles sont une cinquantaine à travers le monde à vouloir se tailler une part du juteux marché de la viande de laboratoire. On les comprend : selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), la consommation de viande devrait doubler d’ici 2050. Et ce, alors que la production est déjà proche de son maximum...

Une fausse bonne idée ?

Pour Isabelle Donnay, professeure de physiologie animale à l'UCLouvain et vétérinaire de formation, l’argument écologique reste à prouver :"Si l'on souhaite commercialiser cette viande de culture à grande échelle, on devra l'intégrer dans un modèle d'industrialisation de masse, avertit-elle. Exit le circuit court ! Il va non eulement falloir maintenir des milliards de cellules en vie en laboratoire à une température constante de38,5° – la température corporelle d'un bovin – mais aussi produire artificiellement en masse les 'briques' qui servent de liant au tissu musculaire : acides aminés, collagène, etc. Cela représente une consommation importante d'énergie." Autre problème soulevé par la professeure : les laboratoires de biotechnologie font un usage très important de "disposables", c'est-à-dire de plastiques à usage unique afin de garantir la stérilité et éviter d’obtenir des steaks de bactéries.

Isabelle Donnay va plus loin : "Les vaches sont élevées en prairie. Ces prairies sont des puits de carbone, l'herbe captant le dioxyde de carbone (CO2) présent dans l'atmosphère. En broutant, les bovins contribuent à cette absorption grâce au renouvellement de l'herbe. Et puis, les animaux d'élevage produisent de l'engrais indispensable à l'agriculture. Si ces animaux venaient à disparaitre, par quoi remplacerait-on cet engrais ? Qu’adviendra-t-il des agriculteurs bovins ? L'agriculture est un tout, chaque maillon a son importance."

Impossible pour le moment d'estimer l'impact potentiel de ce nouveau mode de production : tout dépend du type d'énergie utilisée pour cultiver les cellules de viande, des méthodes de fabrication et de l'appétit du public pour ce type de viande. De même, les émissions liées à l'élevage varient énormément selon l'alimentation des vaches, l'endroit où elles pâturent, etc. La viande cultivée pourrait néanmoins apporter quelques bénéfices, comme la diminution des maladies véhiculées par les animaux ou de la pollution causée par le transport de bovins.

Bouillon de culture

La viande artificielle pose également question du point de vue sanitaire. Chez l’animal, le volume musculaire croît lentement et les cellules musculaires se multiplient peu. Pour obtenir artificiellement en quelques semaines ce que l’animal met plusieurs années à fabriquer, il faut stimuler de manière continue la prolifération des cellules musculaires par des facteurs de croissance, dont des hormones sexuelles anabolisantes. Ces hormones sont présentes chez l’animal et l’être humain, ainsi que dans la viande conventionnelle. Elles peuvent donc être présentées à juste titre par l’industrie comme des "facteurs de croissance naturels". Cependant, une surexposition à ces hormones a des effets néfastes. En Europe, l’usage d’hormones de croissance en agriculture est d'ailleurs interdit par une directive européenne depuis 1981. Quelle serait la concentration finale de ces hormones dans la viande de culture ? En outre, des perturbateurs endocriniens, composés capables d’interférer avec le système hormonal et de le perturber, peuvent être transmis aux aliments par les emballages plastiques. Sans surprise, le même phénomène a été documenté lors de cultures cellulaires réalisées dans des récipients en plastique pour des fécondations in vitro.

Pour Éric Muraille, biologiste-immunologiste et professeur de recherches au FNRS (ULB), "il ne faut pas se leurrer, il s'agit ici d'un produit transformé. Lors de la phase 'finale', il faut faire en sorte que cette 'viande' ait du goût et de la consistance. C'est à l'intérieur de ce cocktail de produits destinés à maquiller cette viande qu'on pourrait retrouver de mauvaises surprises. Le produit de base n'est pas dangereux pour la santé, mais pour le rendre vendable, certains pourraient être tentés de jouer aux apprentis chimistes."

Pas encore "à point"

Quelle place occupera la viande artificielle dans nos assiettes à l'avenir ? Difficile à dire à ce stade. Avec cette viande fabriquée en laboratoire, le fameux "retour au naturel" qui a de plus en plus la cote auprès des consommateurs, prend en tout cas du sérieux plomb dans l'aile. Une chose est sûre, souligne de son côté la Pr Isabelle Donnay, "si une consommation élevée de viande rouge (3) et de viande transformée est préjudiciable à la santé, une consommation modérée de protéines animales reste indispensable au bon fonctionnement du cerveau, notamment au plus jeune âge". Pour tendre vers une alimentation saine et durable, il importe de réfléchir à la place accordée à la viande dans nos repas : en manger peut-être moins ou moins souvent mais choisir de la viande de bonne qualité, diminuer la consommation de charcuteries, favoriser les producteurs locaux, varier les sources de protéines animales...


(1) Une lignée cellulaire est une population homogène de cellules stables après des duplications successives et ayant une capacité illimitée de division.

(2) "Environmental impact of cultured meat production", J. Texeira de Matto &al., 2011, University of Oxford.

(3) Un maximum de 300 grammes de viande rouge (bœuf, porc, veau, agneau, chèvre, mouton et cheval) par semaine est préconisé, d'après les recommandations alimentaires en Belgique.

Foieture : du foie gras belge in vitro

Du foie gras de culture comme alternative au gavage ? C'est ce dont rêve Peace of Meat, une startup belge derrière le projet "Foieture" (pour "foie" et "future").

Lancée en 2019 en collaboration avecla KUL et une poignée d’industriels, l’entreprise tente de produire du foie gras sans gavage ni abattage à partir de cellules souches. "Trouver une alternative aux cellules hépatiques présentes dans le foie gras nous semble à portée de main, s'enthousiasme Eva Sommer, directrice scientifique de Peace of Meat. Depuis deux ans, nous nous concentrons principalement sur les échafaudages sur lesquels les cellules du foie de canard peuvent se développer. Ces connaissances nous aideront à passer à la production de viande d’élevage. Le foie gras sans animaux n’est donc pas notre unique objectif, seulement une première étape."

La startup pense commercialiser son premier foie gras sans animaux d’ici 2023. Le marché est prometteur : en 2018, 105 grammes par habitant ont été consommés en Belgique, ce qui place notre pays sur la deuxième marche du podium des plus gros consommateurs de foie gras au monde, derrière la France. À Bruxelles et en Flandre, le gavage est désormais interdit et la seule entreprise de production devra fermer en 2023. En Wallonie, en revanche, aucune interdiction n’est prévue à ce jour et huit entreprises sont actives dans la production de foie gras.