Droits des patients

L'agroécologie, pour mieux nourrir la planète

6 min.
Agriculteurs du Nord et du Sud, unis à travers l’agroécologie. Ici, transmission réciproque d’expertises à Corroy-le-Grand, en 2014, à l’initiative de l’ONG ADG Gembloux.<br />
© Aide au développement Gembloux - Culture des possibles
Agriculteurs du Nord et du Sud, unis à travers l’agroécologie. Ici, transmission réciproque d’expertises à Corroy-le-Grand, en 2014, à l’initiative de l’ONG ADG Gembloux.
© Aide au développement Gembloux - Culture des possibles
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Elle court, elle court, l'agroécologie… Inconnue en dehors de cercles spécialisés jusqu'il y a cinq ou six ans à peine, la voilà qui débarque dans le débat public, notamment en Belgique. Il faut dire qu'elle peut compter sur quelques figures charismatiques comme Pierre Rabhi, agriculteur français et auteur à succès, coqueluche des ONG environnementales. Popularisée par le film Demain (un million et demi d'entrées), elle a tenu son grand rendez-vous national à guichets fermés à Tour et Taxis Bruxelles, en décembre dernier : 600 inscrits, 200 personnes refusées faute de place. Non contente de compter son propre groupe de recherches scientifiques (1), l'agroécologie s'enseigne dorénavant dans la plupart de nos universités et dans de Hautes écoles, s'ouvrant à des étudiants non agronomes.

Une certaine maturité

Les yeux rivés sur cette réalité francophone toute récente, on en oublierait presque que l'agroécologie existe en réalité depuis près de trente ans. On ne compte plus ses succès dans ses "bastions" historiques : l'Amérique du Nord et, surtout, l'Amérique Latine, où elle a accouché de ce que certains appellent aujourd'hui "la plus grande organisation mondiale" : Via Campesina.

Gigantesque mouvement social, ce syndicat pas comme les autres compte pas moins de 164 organismes nationaux représentant 200 millions de paysans dans le monde ; et, potentiellement, un milliard de "petits paysans" soit, sur le plan démographique, l'essentiel des forces vives qui remplissent aujourd'hui les marmites mondiales…

Cinq principes clés

En quoi consiste l'agroécologie ? En premier lieu, il s'agit de pratiques agricoles spécifiques. Intronisé Docteur Honoris Causa de l'UCL il y a deux ans, l'un de ses pères fondateurs, l'Américain Miguel Altieri, les résume en cinq points.

  1. La rotation des cultures, notamment pour renforcer les végétaux contre les maladies.
  2. L'association de plusieurs végétaux sur une même – petite – parcelle, pour jouer sur leur complémentarité.
  3. La couverture végétale systématique du sol, pour lutter contre l'érosion.
  4. Les synergies plantes/arbres/animaux, pour favoriser le recyclage de la matière organique.
  5. Le bannissement des engrais et des pesticides de synthèse, pour respecter la santé des écosystèmes et des gens.

Autant le dire tout de suite : les sceptiques estiment que ces quelques principes sont déjà respectés, pour l'essentiel, par l'agriculture actuelle. Ou, du moins, par ce qu'elle tend à devenir à la lueur de ses derniers développements technologiques et de conseils agronomiques avisés. Pour eux, l'agroécologie ne constituerait donc pas une véritable rupture. Une thèse qui, assurément, ouvre des débats animés...

Aux petits soins du sol

Ces principes agronomiques convergent autour d'une attention toute particulière apportée aux sols et à la vie microbiologique. Mais, en plus de ce fil conducteur, l'agroécologie revêt également une importante dimension sociale. "Elle constitue un choix de société articulé autour de trois valeurs, résume Stéphane Desgain, de la coordination CNCD-11.11.11. Alimentation saine, cohésion sociale et 'repaysannisation'."

Ce néologisme traduit la volonté de voir les producteurs et les consommateurs – rebaptisés "paysans" et "mangeurs" – se réapproprier la terre et la chaîne alimentaire. Cette dernière est en effet jugée trop longue, trop désincarnée. "Producteurs et consommateurs, aujourd'hui, ne sont plus reliés ni physiquement, ni mentalement", commente Marjolein Visser, pionnière de cette discipline à l'ULB/VUB.

"L'agriculture industrielle, basée sur les combustibles fossiles, est vouée à terme à l'échec. Autant préparer les alternatives"

Des impasses récurrentes

Plus précisément, l'agroécologie fait le constat des impasses du modèle agricole dominant. Au Sud, de très nombreux petits agriculteurs familiaux sont de plus en plus détournés de leurs productions vivrières (destinées à leur consommation propre) et sont tenus de produire essentiellement pour l'exportation. Ils sont acculés à perdre leur savoir-faire traditionnel et à se concentrer sur la culture d'un nombre de variétés de plus en plus réduit (souvent des OGM) imposé par les marchés.

Au Nord, les agriculteurs sont (ultra) mécanisés, de moins en moins nombreux mais de plus en plus endettés et hyper-dépendants des importations d'engrais, produits phytos, amendements... et, surtout, de la fixation des prix par des marchés toujours plus spéculatifs. De là, une succession de crises économiques par secteur (lait, bovins…) et de faillites dans les exploitations, etc.

Olivier De Schutter, notre compatriote ex-Rapporteur spécial sur le Droit à l'alimentation de l'ONU, résume les choses plus crûment : "L'agriculture industrielle, qui repose sur les combustibles fossiles, est vouée à l'échec à terme, que ce soit dans cinq, dix ou vingt ans, il faudra nécessairement des alternatives. Autant les préparer d'ores et déjà, au lieu d'attendre et de subir".

Manger agroécologique ?

Même si le "consommateur-mangeur" ne le sait pas nécessairement (2), il bénéficie déjà – dans une certaine mesure – d'aliments inspirés par ce mouvement. C'est le cas, du moins, s'il se fournit auprès de potagers urbains, de marchés paysans, de fermes dites "en autonomie fourragère" ou de toute autre forme de circuit court (coopératif ou non) géré avec le souci d'une juste rétribution du paysan. Celui-ci retrouve une plus grande maîtrise sur son métier et sur ses prix de vente.

Malgré ce foisonnement d'initiatives locales, "l'agroécologie n'en est encore qu'à ses balbutiements et reste globalement peu répandue", estime Philippe Baret, professeur d'agroécologie à l'UCL. Celui-ci ne cache pas qu'elle court le risque, comme le bio, d'une certaine récupération et du "greenwashing", particulièrement si on la réduit à une somme de pratiques agronomiques plus ou moins alternatives.

Avec d'autres spécialistes, il relève deux problèmes majeurs à son extension. Primo, l'accès à la terre devient prohibitif, avec des prix en Wallonie allant jusqu'à 40.000 euros l'hectare. Secundo, l'agroécologie exige une importante main d’œuvre à rétribuer dignement. Ce besoin est surtout impératif pendant les premières années, lorsqu'il s'agit de restituer sa richesse microbiologique et sa fertilité à une terre longtemps surexploitée, lessivée, érodée, amendée par des produits de synthèse.

Nord-Sud : un croisement délicat

Dans les pays du Sud, ce sont d'autres questions qui se posent, comme "la fascination pour une moindre pénibilité du travail, et donc pour un modèle mécanisé à grande échelle", estime Philippe Baret. Mais, ici comme là-bas, c'est surtout un ensemble de barrières culturelles et psychologiques qui semble freiner l'essor de l'agroécologie. Bien qu'elle a fait la preuve qu'elle peut assurer de meilleurs rendements et de plus hauts revenus pour les paysans dans les zones tropicales, elle est encore souvent assimilée à une forme de retour en arrière ou à une agriculture archaïque. Or elle prétend au contraire combiner les savoirs traditionnels avec les découvertes scientifiques les plus récentes en matière de bio-ingénierie, de nutrition, etc.

Elle constitue également un véritable défi pour les consommateurs : sommes-nous prêts à cesser d'exiger des aliments à bas prix disponibles toute l'année, venant du monde entier, au prix d'émissions considérables de gaz à effet de serre et rémunérant à peine les producteurs ?


Une affaire de gentils Bobos ?

Qu'ils soient biologiques ou produits par l'agroécologie (les deux notions se recoupent en partie), les aliments issus de ces filières sont généralement considérés comme plus sains. L'enveloppe extérieure des fruits et des légumes, par exemple, ne contient pas ou très peu de résidus de pesticides. Sur la valeur nutritionnelle des aliments, les études, peu nombreuses, ne tranchent pas d'une façon claire et absolue par rapport aux aliments conventionnels.

Mais l'agroécologie - et le bio - visent clairement à mettre sur le marché des aliments aux antipodes des "calories creuses", c'est-à-dire "des aliments tellement transformés, gras et sucrés qu'ils n'apportent plus rien, ou presque, sur le plan nutritionnel", précise le professeur Pierre Stassart, sociologue et agronome à l'ULg.

Par ailleurs, l'attrait pour les aliments issus de l'agroécologie peut paraître réservé, a priori, à quelques niches commerciales et élites bobos ou déjà conscientisées. Mais deux principaux leviers sont en train de bousculer cette vision étriquée. Primo, l'intérêt croissant des cantines, notamment scolaires. L'école de Basse Wavre, par exemple, a réussi en quelques années à quadrupler la fréquentation de son restaurant en proposant aux 2.000 enfants – à la demande des parents – des repas sains et équilibrés systématiquement composés d'un potage et de légumes bios issus en bonne partie de marchés locaux. Le tout, au prix de 3,5 euros.

Deuxième levier : le soutien des pouvoirs publics. À Bruxelles, la stratégie "Good Food" défendue par deux administrations régionales veut impliquer pour cinq ans tous les publics, quel que soit leur niveau socio- économique, dans une alimentation urbaine de qualité reposant sur des réflexes d'achat plus locaux et plus conscientisés.

Âgée d'à peine un an, l'initiative a déjà réussi à fédérer 38 associations, 15 groupements citoyens, 18 communes et CPAS, 6 commerces, 71 potagers collectifs et 65 projets scolaires. L'impression générale est qu'un potentiel considérable ne demande qu'à émerger et à se structurer.