Alimentation

Les rapports troublés à la nourriture

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Sandrine Cosentino

Sandrine Cosentino

"La première fois que j'ai mangé en grande quantité, j'avais 4 ans, se souvient Wendy Prénom d'emprunt. Chez mon amie, il y avait des céréales sucrées que je ne pouvais pas manger chez moi. J'en ai dévoré 5 bols. Je n'arrivais plus à m'arrêter. Ensuite, j'ai vomi toute la nuit." Artiste et grande voyageuse, Wendy entretient depuis toujours un rapport extrême avec la nourriture. Enfant, elle a mangé tellement de carottes que son teint est devenu orangé. "Les réels ennuis ont commencé vers 13-14 ans lorsque je suis allée en internat. J'étais complexée par rapport aux autres filles minces. À la fin de l'année scolaire, j'avais perdu près de 20 kg. Pendant l'été, il m’était difficile de continuer ce régime restrictif car je restais une mangeuse compulsive. Puisque j'étais mince, j'avais l'impression que je pouvais manger un fromage entier par exemple."

Les troubles du comportement alimentaire peuvent prendre plusieurs formes (voir encadré ci-dessous). Il n'est pas facile d'en déterminer les causes. "Un vécu traumatique, des situations difficiles et la gestion des émotions sont autant d'éléments pouvant entrer en compte, détaille la docteure Sonia Fuchs, psychiatre, chef de service du service de psychiatrie du Groupe santé CHC et coordinatrice de la clinique des troubles des conduites alimentaires. Certains tempéraments anxieux ou perfectionnistes peuvent favoriser l’émergence de ces pathologies. Ces personnes ont de très hautes exigences par rapport à leur estime de soi." L'insatisfaction de soi et l'image corporelle sont souvent au coeur de ces troubles complexes : "Le désir de contrôle de soi au travers de son rapport à la nourriture peut dérégler le rapport à l'alimentation dite intuitive, basée sur des sensations de faim et de satiété", soutient la psychiatre. Arthur Croque, co-auteur avec Émilie Gleason de la BD "Junk Food" (voir encadré ci-dessous), est persuadé que "dans une société où l'apparence serait moins centrale, où le poids serait déculpabilisé, moins de personnes souffriraient de ce problème."

Il arrive que l'être humain mange pour répondre à une émotion. "Les parents, inconsciemment, répondent parfois aux émotions de leur enfant par la nourriture, illustre Constance De Keyzer, diététicienne pédiatrique, périnatale et pour adultes. On lui offre une glace lorsqu'il est triste par exemple. Ce n'est pas grave si cela arrive de manière isolée. Mais si c'est régulier, cela peut induire l'idée que 'quand je suis triste, je reçois à manger et je vais mieux. Donc à chaque fois, je vais manger pour me réconforter'." La docteure Fuchs confirme : "Les compulsions alimentaires chez les personnes atteintes de TCA sont directement liées aux émotions. Pour calmer l'angoisse, la tristesse ou la colère, elles vont trouver du réconfort émotionnel dans des aliments gras et sucrés." Wendy évoque sa dernière année de secondaire : "J'étais sur tous les fronts. J'étais déléguée des élèves et je voulais avoir les meilleurs résultats. Je ne parvenais plus gérer la pression. La journée, je ne mangeais presque rien mais, en cachette, je bouffais en excès et je prenais ensuite des laxatifs."

Un cercle vicieux

Les TCA sont étroitement liés à des conduites restrictives comme limiter la quantité de nourriture ou s’interdire certains aliments. Ces restrictions créent des frustrations et ensuite des crises de compulsions. La docteure Fuchs donne l'exemple d'une patiente addict aux chips : "Lorsqu'elle a une crise d'échappement, elle achète un paquet et le termine comme si c'était le dernier de sa vie. Elle ne le déguste pas car elle pense 'c'est nul ce que tu fais'. Son mental domine et non les sensations de faim et de satiété. Alors la quantité est de plus en plus importante. Elle n'achètera plus de chips pendant un moment mais la frustration va la conduire à retomber dans ce cercle vicieux." La psychiatre parle d'un phénomène apparenté à une notion de dépendance : "Souvent, les personnes essaient d'arrêter les compulsions alimentaires en faisant plus de régimes restrictifs, alors que cela déclenche les crises."

Limiter la quantité de nourriture ou s’interdire certains aliments : ces restrictions créent des frustrations puis des crises de compulsions.

La scientifique américaine, Ashley Gearhardt, parle même d'addiction à la nourriture (informations extraites de la BD "Junk Food"). Elle a mené une étude pour réaliser le top des aliments les plus addictifs. Le chocolat, la crème glacée, les frites, la pizza et le cookie dominent le classement. Les produits sucrés ultra-transformés arrivent ensuite (bonbons, sodas, céréales…) suivis par les produits gras salés (hamburgers, aliments frits, oeufs…). Mais la question divise la communauté scientifique car lors d'une crise de compulsion, une personne peut dévorer n'importe quoi, y compris des fruits et légumes.

Des conséquences sur la santé

"Nous vivons dans une société de paradoxes, analyse la docteure Sonia Fuchs. Nous devons manger sainement, éviter la nourriture ultra transformée mais en même temps, de la junk food, il y en a à tous les coins de rue !" Wendy témoigne : "Nous sommes tout le temps attirés par la nourriture et beaucoup d'évènements tournent autour des repas : les fêtes religieuses, les anniversaires, les réunions… Le chemin vers le rétablissement est long."

Et les méfaits sur la santé sont nombreux : dénutrition, déshydratation, carences, prise de poids excessive et rapide pour certains... Sur le plan psychologique, les TCA affectent la confiance en soi, accentuent l'isolement et les états dépressifs. Les proches pâtissent également de la situation.

Aujourd'hui, Wendy est rétablie. Cela fait 27 ans qu'elle garde le cap de manger trois repas par jour sans succomber à des compulsions. "Bien sûr, j'ai été aidée. J'ai fait plusieurs séjours dans des centres de rétablissement et je participe activement, depuis toutes ces années, aux réunions des Outremangeurs Anonymes (groupe de parole fonctionnant comme les Alcooliques Anonymes NDLR) (oainfos.org). Le groupe me soutient. J'ai une marraine et j'aide d'autres personnes sur le chemin de leur rétablissement."

Chaque parcours étant différent, il importe que chacun puisse trouver ce qui lui convient le mieux. Le rôle du diététicien, selon Constance De Keyzer, est de remettre un cadre bienveillant autour de la nourriture. "Ayant une bonne connaissance de l'alimentation, je permets aux patients de mieux comprendre les aliments et ne pas en voir certains comme des diables. Je leur fais prendre conscience que le plus important est de se nourrir, et petit à petit, de tendre vers l'équilibre." Pour la psychiatre Sonia Fuchs, "il est essentiel d'aider les patients à identifier les facteurs de maintien du problème. Souvent, ils se focalisent sur les compulsions et considèrent les restrictions comme une solution bénéfique à leur insatisfaction personnelle alors qu'en réalité, elles maintiennent le problème."

>> Dans le cadre de la journée mondiale des TCA, le 2 juin prochain, la Société belge francophone de psychiatrie organise une conférence accessible à tous au musée de la Médecine, site Erasme à Bruxelles. facebook.com/Anorexie.Boulimie.tca

>> Retrouvez le témoignage complet de Wendy


Des troubles aux formes variées

Les troubles du comportement alimentaire (TCA) les plus connus sont l'anorexie mentale, la boulimie et l'hyperphagie boulimique.

• L'anorexie mentale touche essentiellement les femmes. Elle se manifeste par une peur excessive de grossir, une déformation de l'image corporelle et un besoin obsessionnel de contrôler son alimentation et son poids. L'amaigrissement est significatif mais la sensation d'être grosse persiste.
• La boulimie se caractérise par une alternance de restrictions et de crises de frénésie alimentaire répondant aux besoins de contrôler son poids. Les crises de boulimie correspondent à un désir impérieux de manger et se manifestent par une perte de contrôle de soi. Ensuite, divers comportements de compensation s'activent.
• L'hyperphagie boulimique conduit la plupart du temps au surpoids ou à l'obésité. Ce trouble, qui touche les hommes autant que les femmes, se caractérise par l'ingestion en quantité excessive d'aliments durant ou en dehors des repas, indépendamment de la sensation de faim et au-delà du rassasiement. Un sentiment de perte de contrôle est associé à la crise sans comportements de compensation.
• La compulsion alimentaire est un besoin de manger qui ne répond pas aux sensations alimentaires, vécue comme incoercible et incontrôlable, en dehors de toute sensation de rassasiement. Après une crise de compulsion alimentaire, la personne peut adopter des comportements de compensation : se faire vomir, avaler des laxatifs, reprendre un régime restrictif ou pratiquer du sport de manière excessive.

À la rencontre des Food Addicts en BD

Présentée comme un docu-fiction, la BD "Junk Food" met en lumière les dangers de la malbouffe.

Couverture de la BD Junk FoodPour donner la parole aux personnes atteintes de troubles du comportement alimentaire, Émilie Gleason, dessinatrice, et Arthur Croque, journaliste, sont allés à la rencontre de participants aux réunions des Food Addicts en France et aux États-Unis.

Leurs histoires permettent d'illustrer les milles facettes de cette addiction en découvrant Zazou, la pétillante boulimique, Winnie, la bingeuse compulsive, Nemo, le mangeur émotionnel, Iago, le boulimique sportif… Dans un style cartoonesque, la BD "Junk Food" aborde avec humour un sujet sérieux.

>> "Junk Food" • Émilie Gleason et Arthur Croque • Casterman • 2023 • 232 p. • 21 €