Alimentation

Une cuisine pas si "sauvage"

6 min.
© Matthieu Cornélis
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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Au compte-goutte, les participants arrivent sur les hauteurs de la citadelle de Namur. Beaucoup lèvent la tête, sceptiques, à la vue des nuages chargés installés dans le ciel. La prudence les fait enfiler bottes et anoraks pour se protéger d'une pluie fine qui commence à tomber. L'initiation à la cueillette des plantes sauvages comestibles débute et mène la douzaine de curieux jusqu'aux sous-bois, à l'écart de la route. Première halte, tout le monde en cercle. Lionel Raway, l'animateur, titille la curiosité du groupe par un jeu de questions-réponses : "Qui sait que l'ortie se mange ?" Sans aucune exception, les participants font un pas en avant en signe d'approbation. Plus difficile : "Et le pissenlit ?" Une grande majorité pose le même geste, les autres se montrent plus dubitatifs. Plus difficile : "comment se cuisine-t-il ?" Quelques préparations sont lancées ça-et-là : "les fleurs trempées dans une pâte à beignet puis passées dans l'huile bouillante", lance l'un. "En gelée", avance une autre, "les feuilles de jeunes pousses en salade"…

Lionel récolte les idées qui émergent. Une fois épuisées, il propose une préparation particulière : les câpres de pissenlit. "Je vais demander à chacun de m'amener une quinzaine de boutons de pissenlit. Attention ! Ils doivent encore être parfaitement fermés, aucun pétale ne peut en sortir." Les dos se courbent, les bras se tendent vers le sol. Une dizaine de minutes plus tard, le bocal destiné à la récolte déborde. Les oreilles sont attentives lorsqu'il dévoile la recette : "Ébouillantez le pot de verre qui les accueillera, chauffez le vinaigre de cidre, rincez les boutons puis placez-les dans le pot, recouvrez de vinaigre chaud et laissez reposer au moins une semaine avant de les consommer en salade, sur un tartare…"

"Pas cher-chic"

Autre spot, autre découverte : le plantain. Ses feuilles, larges à nervures parallèles, ses fleurs et fruits en long épi cylindrique, font de lui une plante reconnaissable sans aucune confusion possible. "Cru ou cuit, l'épi de plantain dégage un goût prononcé de champignon", explique Lionel, qui ajoute une recette… Hacher finement l'épi, le faire torréfier dans une poêle "à blanc" (sans matière grasse) durant une minute jusqu'à ce que se dégage une odeur de champignon, ajouter la crème fraîche et réduire. Disposer ensuite sur des toasts. "Les yeux fermés, c'est du champignon à la crème. Une idée pas cherchic !"

Le guide invite alors le groupe à se diriger vers un autre lieu où la plus grande prudence est de mise : "Partout où l'on met le pied on écrase quelque chose qui se mange". Et le responsable de faire l'inventaire des plantes qu'il reconnaît : benoîte, cerfeuil, ortie, ciboulette, berce commune… "Attention à ne pas piétiner le potager !" Les apprentis-cueilleurs saisissent une plante en particulier. Ils l'observent, la frottent, la sentent. Des odeurs de citronnelle, de menthe, de lavande s'en dégagent. Ici, il s'agit d'une plante aromatique de la famille des lamiacées, au même titre que la menthe, la sauge, le romarin, le thym… Comment la reconnaître et lui attribuer un nom ? Quelques indices : tiges carrées, feuilles opposées et décussées (disposées par paires opposées), fleurs à lèvres. Le secret est révélé, c'est du lierre terrestre (ou glécome). "Elle sent meilleur qu'elle ne goûte…" On peut par exemple s'en servir pour relever les salades ou les soupes.

L'Internet, aide précieuse à la cueillette

La pluie a cessé de tomber. Les participants suivent le guide en file indienne pour qu'un minimum de plants soient amochés sous leurs bottes. Une forte odeur d'ail prend au nez et, surprise, une large colonie d'ail des ours s'étale devant eux. Beaucoup le connaissent et en profitent, c'est la saison, pour en récolter quelques feuilles. Qu'en feront-ils ? Broyées avec des noisettes, de l'huile d'olive et du parmesan, les feuilles d'ail des ours sont à la base d'un parfait pesto à coucher sur une assiette de pâtes, sur une viande d'agneau grillée… Attention à ne pas confondre cette plante avec le muguet ! Ses feuilles marquent une assez nette ressemblance avec celui- ci mais ses fleurs, petites et blanches, sont fort différentes des clochettes traditionnellement offertes le 1er mai.

© Matthieu Cornélis

Exercice suivant : quelle est cette plante qui sent fort le céleri ? "Sortez les smartphones", lance Lionel, qui sépare le groupe en trois équipes. L'heure est venue de tester le nouveau site Internet (lire ci-contre) mis en ligne par l'ASBL Cuisine sauvage "Équipe un, vous cherchez les caractéristiques de l'angélique. Équipe deux, la berce commune. Équipe trois, l'égopode." La description des deux premières plantes ne correspond en rien à ce qu'ils ont sous les yeux. Par contre, les caractéristiques de l'égopode s'en rapprochent : pousse en colonies et forme des tapis, long pétiole triangulaire avec une gouttière, couleur verte uniforme… C'est elle ! L'outil Internet est désormais utile aux cueilleurs pas ou peu expérimentés. "Ciselées, explique Lionel Raway, les feuilles de l'égopode remplacent à merveille le basilic couramment disposé sur des tomates-mozzarella."

Sauvage mais pas dangereux

L'égopode, aujourd'hui sauvage, était en réalité il y a quelques siècles une des nombreuses variétés potagères. La frontière est mince entre ces dernières et les variétés sauvages. Cette délimitation se déplace selon les modes et les coutumes avec, pour conséquence, de reléguer au rang de mauvaise herbe des plantes pleines de vertus. "La différence entre les plantes sauvages et celles qui sont cultivées est surtout dans l'esprit des gens, affirme le guide-nature en guise de conclusion à son animation. Arrêtons les scissions et faisons de joyeux mélanges !"
Autre préoccupation qui surgit régulièrement, celle du danger. Le mythe d'une nature hostile persiste dans la tête du public. Une balade initiatique comme aujourd'hui aura raison des derniers doutes et est vivement recommandée avant de glaner en autonomie. En outre, on estime que 96% de la flore mondiale est comestible, ce qui limite les risques d'intoxication. "Lors de nos animations, rassure Lionel, on évoque en général d'abord les plantes à éviter, tellement elles sont peu nombreuses par rapport à toutes les variétés comestibles." Bien sûr, comme pour la plupart des aliments, il est conseillé de les consommer avec mesure.
Étrangement, la gratuité souligne aussi l'idée du danger. Est-ce que ce qui n'est pas acheté est dangereux ? Les scandales alimentaires amènent à en douter. Quant à la crainte de trouver des traces d'urine animale sur les plantes… C'est valable tant pour les plantes sauvages que pour les légumes du potager. Le lavage et la cuisson des aliments, deux actes essentiels, auront raison de tout danger.
Au terme de l'animation, une question reste en suspens : la cuisine "sauvage" porte-t-elle bien son nom ?

Cueillir pour protéger l'environnement

Préserver la nature en lui confisquant ses merveilles, l'idée peut sembler paradoxale. Mais comparons deux filières… La "classique", très longue, qui monopolise des surfaces agricoles, nécessite de l'arrosage, parfois du chauffage, du conditionnement, du transport et produit des déchets. Qui plus est, elle génère du gaspillage ! Un tiers de la nourriture produite n'arrive pas dans l'assiette du consommateur.


De l'autre côté, la cueillette est une filière courte de la longueur d'un bras, organisée selon les saisons, qui ne requiert ni arrosage, ni transport, ni intrants… Ici, l'impact sur l'environnement est quasi nul. La cuisine sauvage, si elle n'est pas en mesure de combler tous les désirs et les besoins du consommateur, est l'exemple le plus abouti d'une alimentation saine, durable, bio, variée et gratuite. De plus, par la sensibilisation du public, la cuisine sauvage agit en faveur de la préservation de l'environnement. Il est admis que la perte ou l'absence de lien avec la nature est source de comportements irrespectueux vis-à-vis d'elle. Du coup, ingérer la nature est un geste fort qui rétablit ce lien. La personne reconnectée agira plus facilement en sa faveur car on ne détruit pas ce que l'on aime…

Le "marmiton des plantes sauvages"

L'ASBL Cuisine sauvage existe depuis plus de quatre ans. Sa mission : promouvoir l'utilisation des plantes sauvages comestibles dans l'alimentation. Elle se donne cet objectif pour les bienfaits qu'apporte la cuisine des plantes sauvages à l'Homme et à son environnement : reconnexion à la nature et à soi-même, éveil à la diversité et à la richesse des milieux, réduction des surfaces agricoles et de l'utilisation de produits phytosanitaires, jardinage au naturel, réduction des circuits, autonomie alimentaire…

Pour y parvenir, Cuisine sauvage anime des balades sur le terrain. En 2011, 20 animations étaient organisées. Trois ans plus tard : 249. L'intérêt du public est réel. Lors de ces moments, l'objectif est de donner des "trucs" concrets pour rendre les cueilleurs autonomes et responsables.

Au mois d'avril, un "marmiton des plantes sauvages" a vu le jour sur Internet. Lieu de référence en la matière, ce site offre gratuitement des fiches botaniques et des centaines de recettes qui mêlent plantes sauvages et produits courants. Maniable, il recèle d'infos rigoureuses mises au goût du jour. Ce site est le compagnon utile des cueilleurs apprentis ou confirmés qui l'utiliseront avant, pendant et après la balade. Aujourd'hui, la plateforme accueille quotidiennement 350 visiteurs.

Plus d'infos : www.cuisinesauvage.org • 0478/51.26.02