Activités physiques

La faune sauvage à portée de main

6 min.
© Mathieu Gillet
© Mathieu Gillet
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

En Belgique, on en pince pour la nature. Enfin…. "nature"… façon de parler ! De La Panne à Elsenborn, la moindre parcelle de terrain a été modifiée un jour ou l’autre par l’activité humaine. Il n’empêche qu’on ne compte plus les invitations lancées par les associations et les pouvoirs publics à partir à sa découverte. En point de mire : l’animal "sauvage", qu’il soit à plumes ou à poils. Cha - que week-end, des dizai - nes d’activités sont organisées aux quatre coins du pays pour découvrir "pas sivement" la nature ou agir concrètement en sa faveur. En hiver, l’opération "Devine qui vient manger au jardin" nous invite à comp ter les oiseaux autour des mangeoires. Au début du printemps, on nous propose de sauver les batraciens qui traversent les routes (60 groupes de sauveteurs en Wallonie). Plus tard, nous sommes conviés aux "Aubes des oiseaux", pour nous familiariser aux chants des volatiles.

Pour vanter ses sorties matinales, l’association Natagora n’hésite pas, cette année, à brandir l’argument santé : "Une sortie au grand air entraîne simultanément une baisse du stress et de l’épuisement, mais aussi l’amélioration des défenses naturelles et de la tension artérielle". Prévue, aussi, ce printemps, l’installation par l’Institut des sciences naturelles de 200 nouveaux nichoirs connectés dans les écoles (10.000 écoliers impliqués !). En été, ce sera le tour des papillons d’être comptés dans les jardins privés. Puis, l’écoute du brame du cerf dans les forêts d’Ardenne. "Faites des mares !" "Aménagez des nichoirs à insectes !" "Installez des ruches !" Stop, n’en jetez plus…

Paradoxal, peut-être : cette faune et son habitat "naturel" se portent mal. "Toutes espèces confondues, les effectifs d’oiseaux diminuent d’1 % par an depuis vingt-huit ans, et le phénomène s’accélère", déplore Natagora. Les abeilles – domestiques et sauvages – déclinent drastiquement. Chaque année, la Wallonie artificialise 12,7 kilomètres carrés supplémentaires. Certes, on peut trouver des dizaines d’exemples positifs qui nuancent ce genre de constats, notamment le retour d’une faune disparue ou l’arrivée de nouvelles espèces : cigognes noires, faucons pèlerins (observables au coeur des villes), hiboux grandsducs, ratons laveurs et, bientôt sans doute, loups et chien viverrins.

Mais toutes ne sont pas, loin s’en faut, le signe d’une amélioration de notre environnement. Certaines en viennent à entrer en conflit avec l’homme et créent des grincements de dents. Les bernaches du Canada, grandes oies au cou noir, éjectent les autres espèces de leurs sites de nidification. Le blaireau, en grande forme en Wallonie, crispe les agriculteurs pour ses dégâts de fouineur. Les barrages des castors énervent les riverains et les gestionnaires de voies d’eau. Quant à l’invasion annoncée de ratons laveurs, elle promet bien des soucis aux gestionnaires des forêts. Ne parlons même pas du loup…

Faut-il gérer la faune ? Comment ? Que traduisent ces évolutions de notre rapport à la nature ? 

La parole à deux experts

Psychologue et docteure en anthropologie, Véronique Servais enseigne l’anthropologie de la communication à l’Université de Liège.

Véronique Servais, anthropologue

"Certains animaux sont jugés comme n’étant pas à leur place."

En Marche : Le regard porté chez nous sur la faune sauvage est-il en train de changer ?

Véronique Servais : Il y a en tout cas un regain d’intérêt des citadins pour la nature en général, notamment pour les animaux. Différents signes en témoignent parmi lesquels le succès des promenades de type méditatif, voire thérapeutique. Ou encore la facilité avec laquelle – plus qu’autrefois peut-être – les gens racontent ce que j’appelle leurs rencontres enchantées, c’est-à-dire une rencontre attendue ou inopinée avec un animal sauvage (renard, chevreuil…) qui les touche, les bouleverse parfois, voire reconfigure leur identité. Le succès du film de Jean-Michel Bertrand, la Vallée des loups, illustre ce phénomène : le cinéaste (re)découvre d’autres facettes de luimême à travers le regard de l’animal. Une des explications à ce regain d’intérêt est que la nature, dans nos régions, est tellement sous contrôle et organisée qu’elle n’est plus vécue comme une source de danger : on n’y meurt plus comme autrefois et, si on y court le moindre risque, il suffit de saisir son smartphone. La seule peur qui peut subsister est celle de ses propres émotions face à cette vie spontanée et sauvage qui est aussi en chacun de nous. Se confronter à l’animal est une interpellation, une sorte de mise à l’épreuve de cette vie intime.

EM : Les naturalistes n’ont-ils pas aujourd’hui une voix de plus en plus puissante et crédible dans le débat public ?

VS : Certainement. C’est dû à leur expertise croissante, mais aussi au fait qu’ils ont compris qu’ils faisaient fausse route dans leur manière de communiquer. Pendant longtemps, pour donner une légitimité à leurs cris d’alarme sur l’état de la nature, ils ont mis un grand soin à objectiver leurs constats, à les habiller scientifiquement. Il fallait affirmer, par exemple, que le campagnol jouait un rôle fondamental dans la pyramide alimentaire, mais pas – ou beaucoup moins – qu’il est tout simplement beau ou mignon, donc susceptible d’être "aimé". Aujourd’hui, c’est en train de changer : les promenades organisées font davantage appel aux sens, perceptions et émotions. Les associations réalisent que, sans cet appel aux affects, il est vain d’espérer les changements de comportements envers la nature qu’elles appellent de leurs voeux.

EM : Certains débats restent pourtant difficiles : le retour du loup et du lynx, l’expansion du castor, l’arrivée du raton laveur…

VS : C’est exact. Si l’intérêt général envers l’animal dans la nature s’est manifestement accru (notamment parce que la souffrance animale est aujourd’hui scientifiquement étayée), il n’en demeure pas moins que certains animaux sont jugés comme n’étant pas à leur place. Le pigeon en ville est vu comme sale et intempestif. Sa place "naturelle", c’est le pigeonnier ! Les renards n’ont toujours pas bonne presse aux alentours des poulaillers. Il y a mille exemples possibles. Le problème vient notamment du fait que l’animal, comme l’homme, évolue. Le loup s’habitue aux humains, voire aux villes. Il en devient imprévisible. Les solutions à son éventuelle expansion en deviennent plurielles, mais nous ne sommes pas prêts à cette complexité de la nature. Nous préférerions un cadre théorique de réponses susceptibles de fonctionner toujours et partout. L’enjeu de fond est celui de la maîtrise : sommesnous prêts à accepter que la nature échappe en partie à notre volonté de domination ?

 

Jean-Yves Paquet, biologiste

"Les naturalistes ne sont plus vus comme des originaux !"

En Marche : Observez-vous un regain d’intérêt pour la nature et, singulièrement, la faune de nos régions ?

Jean-Yves Paquet : Non. Parler de "regain" supposerait qu’il y a eu un déclin de cet intérêt. Or, depuis cinquante ans, la curiosité envers la nature n’a cessé d’aug menter d’une façon très constante. C’est probablement dû à plusieurs facteurs : augmentation du temps libre (donc pour l’observation de la faune), succès des efforts de sensibilisation des asso - ciations et, peut-être, un contexte de vie quotidienne – particulièrement en ville – plus stressant qu’autrefois, qui accentue le besoin de se ressourcer dans la nature sauvage. Ce qui a changé, toutefois, c’est que les naturalistes ne sont plus vus comme des originaux. Croiser un groupe de promeneurs armés de jumelles ne suscite plus autant de sarcasmes. Peu de gens s’étonnent encore que des citoyens consacrent quelques soirées du printemps à sauver les amphibiens sur les routes. L’observation des oiseaux d’hiver aux mangeoires, dans les jardins, est entrée dans les moeurs.

EM : L’animal sauvage n’est-il pas toléré plus difficilement qu’avant, dès le moment où il entraîne des dégâts ou des dérangements ?

JYP : Je ne partage pas cette impression. Les conflits avec les animaux sauvages ont toujours existé. Ce qui a changé, c’est qu’il y a un siècle chacun connaissait un chasseur ou un pêcheur – ou l’était lui-même. La coexistence parfois difficile avec la faune se réglait donc naturellement, sans faire de vagues dans l’opinion ; parfois, il est vrai, avec un zèle qui conduisait à l’éradication d’espèces considérées comme gênantes (loutres, rapaces…). Désormais, le public accepte moins que l’on utilise des moyens radicaux pour résoudre les conflits, et c’est tant mieux ! Cependant, parfois, les conflits sont exacerbés. Les gens acceptent mal l’idée d’abattre des arbres en ville ou de limiter la population des renards qui s’adaptent aux milieux urbains. Même dans les milieux naturalistes, l’aspect émotionnel des relations entre l’homme et l’animal en liberté est parfois vécu difficilement. Allez dire qu’il faut encourager le retour d’espèces disparues et, une fois qu’elles sont là, qu’il faut les limiter – dans certains cas ponctuels – en raison des dégâts occasionnés ! Pas simple…

EM : Les conflits homme-animal, chez nous, seraient donc plutôt rares ?

JYP : Il y a un biais de perception. Les problèmes posés par cette coexistence sont rarement aigus. Mais ils sont perçus comme tels au moment où une espèce revient après une longue disparition ou multiplie soudain ses effectifs. Une fois l’émoi retombé, les choses se règlent souvent par des systèmes d’aides ou de compensations, ou simplement parce qu’on s’habitue à la présence de l’espèce. Il y a environ vingt ans, l’expansion des cormorans a créé des débats très tendus avec les pêcheurs en Wallonie. Mais un modus vivendi a été trouvé, y compris avec des dérogations ici ou là à l’interdiction de tir. Idem, grosso modo, avec le renard. Je suis optimiste : même avec d’autres espèces à difficultés potentielles, comme le castor ou le raton-laveur (voire le loup) on arrivera à des solutions. Simplement, il faut dépasser le cap de l’émotion liée à la nouveauté.