Santé mentale

À cran et accros

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© AFP/BELGAIMAGE
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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Transit est un centre d'accueil et d'hébergement pour usagers de drogues. Un lieu où des personnes fragilisées par une addiction reçoivent soutien et accompagnement pour être remis sur les rails. Christophe fréquente le centre depuis quelques temps. "Pour me protéger de l'extérieur, dit-il. Pour diminuer ma consommation de Valium et de Subutex." Il s'excuse à de nombreuses reprises pour ses bégaiements qui rendent certaines de ses phrases incompréhensibles. Il est gêné de rendre visibles "les effets du manque de Valium".

La prison, il connaît. Il se rappelle de sa première entrée à Dinant : "J'étais énervé, je tapais dans les portes. Le soir, le médecin m'a donné un Séroquel. Pas le 100 mg, pas le 200 mg… Pour moi, c'était le 300 mg direct ! J'étais pété pendant quatre jours, je dormais tout le temps." Avait-il déjà pris cet antipsychotique auparavant ? "Non." Mais ses cinq incarcérations semblent avoir fait de lui un spécialiste en pharmacopée : "Diazépan, Séroquel, Dominal… J'ai tout essayé."

Comment s'en fournir ? "Il suffit de dire au docteur que tu ne sais pas dormir, que t'es anxieux, pour qu'il prescrive. Au préau, tu peux tout trouver. Il y a des échanges de médicaments : certains préfèrent le Valium, d'autres les camisoles chimiques. Il y en a pour tous les goûts." Comme la drogue, les pilules entrent en prison par tous les moyens. Parfois par les visites, parfois par les gardiens qui arrondissent leurs fins de mois. Des sources averties confirment l'écartement de quelques-uns d'entre eux pour cause de trafic.

La prison rend accro

Kris Meurant, assistant social, rencontre régulièrement chez Transit des ex-détenus accros aux médicaments. "Depuis quelques années, affirme-t-il, énormément de monde en prison est sous traitement Séroquel, un antipsychotique. Les prisonniers qui goûtent à cette molécule en redemandent parce qu'elle 'casse' et provoque des somnolences. J'entends aussi que certains la fument. J'essaye de comprendre comment il est possible qu'autant de personnes reçoivent ce traitement."

Du côté de Liège, même son de cloche : "J'ai été interpellé en voyant que le Séroquel était fort répandu à Lantin, raconte Jérôme Poulin, travailleur social du service Step by step, actif dans l'accompagnement des détenus en Wallonie. Plus encore de constater que ce médicament était utilisé comme traitement de substitution pour les détenus toxicomanes ! À la place de la méthadone, on administre du Séroquel, un somnifère et un Valium. Je ne comprends pas…"

Pareil constat chez Point de contact, équivalent de Step by step à Bruxelles, où Agnès Tihon accompagne et oriente les détenus en vue de leur réinsertion : "Les gens accros aux médicaments, il y en a plein, c'est notre quotidien. Beaucoup consomment des benzodiazépines, antidépresseurs qui agissent au niveau du système nerveux. Certains sont prescrits par les médecins, d'autres s'échangent, s'achètent…"

Un détenu "clean" à l'entrée peut-il sortir de prison accro aux médicaments ? "On n'a pas de statistiques là-dessus mais clairement oui !", affirme Gaëtan de Dorlodot, médecin généraliste à la prison de Saint-Gilles. "Dans les traitements, les soignants ont écarté les benzodiazépines parce qu'ils impliquaient une trop forte dépendance. On privilégie maintenant le Diazépam (Valium) et un neuroleptique atypique de dernière génération : le Séroquel. Les fabricants prétendaient qu'il ne provoque pas d'addiction mais les dernières études démontrent le contraire." Actuellement, dans la prison de Forest, c'est le Séroquel qui a le plus de valeur au marché noir. C'est dire son pouvoir de séduction… et d'addiction.

Les conditions expliquent la consommation

"La consommation ou la surconsommation médicamenteuse a deux fonctions, explique Agnès Tihon du Point de contact à Bruxelles : individuelle, pour aider la personne incarcérée à supporter la souffrance psychique liée à la détention, et institutionnelle, pour garantir ou maintenir le calme et la sécurité dans les établissements pénitentiaires." À Forest, les détenus vivent à trois, 23 heures sur 24, dans une cellule prévue pour deux personnes. Angoisses, anxiété, troubles du sommeil, sensation d'envahissement résultent de cette proximité imposée et sont douloureuses psychiquement.

En outre, les détenus se retrouvent dans un monde où ils sont pris par la main et où ils ne décident que de très peu de choses. Nourriture, linge, activités, horaires… Aucune emprise là-dessus. "Cette situation est paradoxalement tellement insupportable à vivre, raconte le docteur de Dorlodot, qu'un détenu peut avoir besoin de ce qui est le plus simple à trouver, des drogues licites, pour lui permettre d'oublier cet état insupportable."

Tuer le temps, vaincre le stress, oublier l'ennui… sont les premières justifications avancées par les détenus consommateurs lors des enquêtes sur l'usage de psychotropes. Elles indiquent aussi que plus il y a d'activités organisées par l'établissement pénitentiaire, moins il y a de consommation de produits. "Mais cette institution est tellement immobile qu'elle n'a rien à offrir", ponctue le médecin de Saint-Gilles.

D'un point de vue organisationnel, peut-on supposer que l'administration de la prison encourage la prescription de médicaments ? "Pas formellement, indique Johan Kalonji, médecinpsychiatre à la prison de Forest. Mais dans les faits, c'est ce qu'on pourrait appeler un mécanisme de régulation. Le détenu turbulent, celui qui menace l'ordre et le silence, manifeste un comportement nonconforme aux attentes de l'institution carcérale. Adresser ce détenu vers les consultations médicales et psychiatriques pour qu'il entre dans la norme est une forme de prescription institutionnelle inconsciente."

L'inconfort des médecins

Le médecin occupe une place inconfortable entre la demande de médication du patient pour tuer le temps et celle de l'institution pour qu'il puisse s'y adonner en silence. "On tente de nous faire complice de cette double prescription, indique Johan Kalonji. Celle du patient et l'autre, informelle, de l'institution pour que le détenu entre dans la norme. Personne, d'un point de vue médical, n'a besoin de cette prescription-là. On se retrouve coincés." Dès lors, comment s'y prendre ?

L'intérêt, avec cette double prescription, est de dégager une position à travers laquelle quelque chose peut se construire avec le détenu. "J'interroge la personne : Qu'est-ce que ça raconte ? Pourquoi ? Quelle est sa souffrance ? J'ai moins de difficultés à prescrire lorsqu'une relation thérapeutique s'initie." La démarche est doublement payante : elle permet de créer un espace de parole, rare en prison, et de médicaliser une consommation. Les prescriptions ne sont pas chroniques, elles nécessitent une rencontre et un effort du patient pour mettre des mots sur ses maux. Bref, l'inviter à entrer dans un trajet de soins.

"Je ne suis pas une machine à pilules", indique pour sa part Gaëtan de Dorlodot lorsque les détenus lui demandent, "très régulièrement", des médicaments. Lui assume plutôt une position paternaliste qui "marche très bien pour les accrocher à un système de soins. Je leur suggère de se respecter, de se prendre en charge en commençant par leur santé, ce qui leur permettra de se positionner très différemment dans la société." Est-ce qu'il connaît des médecins de prison moins regardants ? "Oui. Je connais des machines à prescrire. Il y a hélas peu d'idéalistes comme moi."

"Ils ne sont pas aidés à la sortie…"

Peu de détenus ont vu des "blouses blanches" avant leur incarcération. La prison est parfois l'occasion de redevenir acteur de sa santé et de construire un trajet de soins avec les soignants. Un travail qui risque de s'effondrer dès la sortie.

Lorsque la porte de la prison s'ouvre, le suivi médical d'un patient est mis en péril. En effet, les soignants sont rarement informés de la fin d'un mandat d'arrêt ou de la libération d'un détenu. "Notre responsabilité déontologique exige qu'on soit responsables de la continuité des soins après la prison, indique Gaëtan de Dorlodot. On ne parvient pas à mettre en place un système qui le permet."

Conséquence : les patients sortent de prison sans traitement, sans ressources et sans mutualité (la remise en ordre d'un dossier nécessite quelques semaines). Le patient qui s'est vu prescrire du Séroquel durant sa détention devra le payer de sa poche en officine : environ 150 euros la boîte. Impayable. Le marché noir du médicament est très fourni. Ou commettront-ils un délit pour se procurer leur médication ? Ce qui fait dire aux soignants qu'ils ne participent pas à l'empêchement de la récidive. "Au contraire, ajoute le Dr de Dorlodot, on l'encourage !" Johan Kalonji, le médecin psychiatre, approuve : "Ils ne sont pas aidés à la sortie. Il faut plus de services de coordination entre la prison et l'extérieur. C'est une aide précieuse pour assurer la médicalisation et le référencement vers les maisons médicales, les aides de toutes sortes…"

La non-continuité des soins est un coup de canif dans la Loi de principes de 2005 qui détaille le fonctionnement de l'administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus. Des solutions doivent être trouvées sur le terrain, au bénéfice des anciens détenus. Ainsi, suite à la non application de la loi, le centre Transit a développé un projet pilote avec les services infirmiers des trois prisons bruxelloises. Si le détenu est libéré un vendredi, ce qui est souvent le cas, il sort de prison avec un traitement de 72 heures pour être pris en main chez Transit.

Une démarche qui garantit au détenu de réellement débuter sa réinsertion. Mais des réformes d'ampleur sont exigés par les acteurs de terrain. Tel le transfert de la compétence "Soins de Santé en prison" du ministère de la Justice à celui de la santé. Le budget total de l'administration pénitentiaire est d'environ 100 millions d'euros. Elle dégage 3% de ce montant pour les soins de santé, soit 3 millions. Si on veut que les soins en prison soient aux normes de la santé publique, il faudrait dégager 15 millions. "On ne peut pas blâmer la Justice de ne pas pouvoir organiser des soins de santé de la manière la plus adéquate puisque ce n'est pas sa mission, conclut le psychiatre. Un transfert de compétence vers le ministère de la Santé aurait tout son sens."