Numérique

Écrans : peut-on parler d'assuétude ?

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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Le smartphone ? Presque tous les jeunes belges francophones de 12 à 18 ans en détiennent un (96,6%). En semaine, ils l'utiliseraient 3h45 par jour, et le week-end, 4h20 en moyenne (1). L'artefact leur sert à téléphoner, envoyer des messages, surfer sur Internet, échanger sur les réseaux sociaux… et est devenu un instrument polyvalent d'interaction. Mais un instrument dont les jeunes semblent difficilement pouvoir se passer : 81,8% des sondés dorment avec leur smartphone allumé à leurs côtés, 87,1% ne l'éteignent pas où qu'ils soient, 88,1% l'utilisent lorsqu'ils mangent seuls et 82,7% au WC, 89,4% dans leur lit, parfois plus longtemps que prévu (88,9%) ou l'utilisent tout en regardant un programme intéressant à la TV.

Rencontrer des besoins légitimes Peut-on parler d'assuétude, ou d'usage abusif ? Faut-il s'inquiéter de voir un ado passer un temps jugé trop important sur les réseaux sociaux, un ordinateur, une console de jeux ? Avant de paniquer, penchonsnous sur les besoins que ces pratiques lui permettent de rencontrer depuis l'apparition des nouvelles technologies de l'information et de communication (NTIC).

Par exemple celui d'être relié à des amis et de s'insérer dans un système de relations. Ou le besoin de réduire l'anxiété liée à ce qu'il pense être aux yeux des autres, obtenir un feed-back sur la manière par laquelle les autres le perçoivent. Assouvir le besoin de voir et savoir ce que font les autres, comment ils le font, et se dévoiler aux autres sur des sujets communs. Le besoin de s'affirmer et de se distinguer est également propre à l'âge adolescent. Ils informent les autres de leurs envies, de leurs réalisations, des événements rares ou moins rares qu'ils vivent. Enfin, comme tout un chacun, ils assouvissent à travers leurs écrans le besoin d'être informés sur ce qui se passe près de chez soi et dans le monde.

Le professeur Marcel Rufo exposait dernièrement deux manières distinctes d'aborder les pratiques numériques (2). L'une, pessimiste, consiste à dire que nous sommes face à une génération "pervertie" par les NTIC. L'autre, résolument optimiste, tend plutôt à comprendre le sens de ces pratiques. "Les parents doivent comprendre que notre temps est celui de l'image, avec ses défauts et ses avantages. Il faut connaître les jeux auxquels jouent les jeunes, plaide-t-il, et participer avec les enfants à ce qui les intéressent." Et de se questionner sur les rapports qu'entretiennent les ados, particulièrement à cet âge de "l'incertitude", avec les écrans : "Est-ce une laisse numérique ou, au contraire, un moyen de lutter contre les troubles et les questions qui animent les jeunes ? Le virtuel, c'est l'absence du doute, c'est une manière de combler une faille chez les ados."

Derrière l'écran

Peut-on être accro à l'écran ? N'est-ce pas ce qui se trouve derrière qui serait sujet à une certaine accoutumance ? L'exemple du gaming est particulièrement éloquent… Ce qui rend le jeu vidéo addictogène n'est en effet pas la surface pixellisée de l'écran mais tout le réseau social constitué par ceux qui y jouent. Réseau au sein duquel le joueur se sent valorisé pour ses performances. La création d'un avatar offre en outre la possibilité de créer un "soi idéal", de concrétiser l'idéalisation de ce que le jeune voudrait être.

Un type similaire d'accomplissement de soi est le gain escompté sur les réseaux sociaux. Intégrer un groupe Facebook, une discussion, accumuler des amis virtuels… par ticipe à la manoeuvre, cons ci en te ou non, qui permet de récolter des likes, des commentaires positifs, des signes de considération. Une valorisation bienvenue à l'âge où s'opère la construction identitaire. À distance des parents, les jeunes enfilent les habits de la personne qu'ils aimeraient être et défilent, comme pour se tester, au sein d'une communauté.

Souvent ça se passe bien, parfois ça se passe mal. En effet, sur la Toile agissent des cyber-harceleurs, des prédateurs sexuels, ou encore, comme l'actualité le confirme avec les Blue whale ou autres Momo challenge, les membres mal intentionnés de communautés. D'où les recommandations formulées à l'usage des parents : intéressez-vous à ce qui anime les jeunes pour les accompagner au mieux.

Rarement une addiction

"L'addiction est une pathologie, rappelle Jean-Paul Tassin (3), directeur de recherche émérite à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm, France). Concernant la consommation d'écrans, "il ne s'agit pas d'addiction, en général, mais d'abus. En clinique, on décrit trois niveaux : l'aspect récréatif, l'aspect abus et l'aspect dépendance ou addiction. Il peut y avoir une consommation abusive, une sorte de surconsommation."

Un comportement pathologique est défini selon plusieurs critères, rappelle-t-il : "L'incapacité de contrôler son comportement et sa consommation, les répercussions sur le plan psycho-social, le besoin persistant de jouer ou des problèmes d'ordre psychique et somatique. L'individu addict est quelqu'un qui ne peut rien faire d'autre que rechercher l'activité ou le produit désiré."

Parfois l'attitude excessive vis-à-vis du numérique est à la source d'une pathologie. Exemple : le cyber-harcèlement peut être à l'origine d'une dépression. Ou, dans l'autre sens, une consommation excessive d'Internet est l'expression secondaire d'une pathologie initiale : une personne ayant vécu un événement traumatisant à l'origine d'une dépression peut satisfaire certains besoins sur les réseaux où elle se sent nettement mieux. La Toile lui offre alors d'échapper à la réalité et d'y augmenter l'estime de soi.

Il n'existe ni cadre ni seuil permettant de définir une maladie causée par l'abus d'écrans. Toutefois, consulter un thérapeute pour des raisons d'usage abusif de jeux vidéo, de réseau sociaux… c'est possible. Notamment lorsque l'écran cause la rupture sociale, le décrochage scolaire, les problèmes financiers…


"Jouer 40 à 45 heures par semaine, ça arrive"

Éducateur spécialisé, Loïc Simon accompagne des jeunes de 12 à 20 ans chez qui l'écran a pris le pas sur la vie sociale. Au sein de "La maison d'ados AREA+", centre psychiatrique du réseau Epsylon à Bruxelles, il anime des ateliers orientés exclusivement sur un usage raisonné des écrans.

En Marche : À partir de combien d'heures d'écran parle-t-on d'usage abusif ?

Loïc Simon : Le temps n'est pas une mesure. On peut jouer 40 à 45 heures par semaine (tous écrans confondus), ça arrive, tout en ayant une vie normale : scolarité, famille, amis… Par contre, si l'écran prend le pas sur la vie sociale extérieure, il y a lieu de s'inquiéter.

EM : Comment aidez-vous les jeunes à décrocher des écrans ?

LS : Arracher simplement un jeune du jeu, c'est compliqué. Dans un premier temps, on l'encourage à reprendre un rythme de vie. Il s'agit de réapprendre le soin de soi : hygiène, repas… Puis on l'invite à des activités spécifiques qui visent à stimuler les échanges entre lui et d'autres jeunes qui vivent le même type de situation. Ils partagent leur vécu, leurs expériences. L'un peut lui dire : "Avant, j'étais comme toi. Mes amis étaient virtuels, je m'interdisais de sortir avec des copains…" Au fur et à mesure, l'ado échange, se questionne, puis reprend une vie sociale physique sans oublier la vie sociale virtuelle. C'est un travail d'introspection, un ré-apprivoisement de la vie.

EM : Ces activités sont-elles essentiellement axées sur le numérique ?

LS : Deux ateliers sont proposés. "Le numérique sans un hic", c'est six ados qui présélectionnent un sujet de débat : Pokemon Go, le darkweb, Twitter… L'intérêt est de partager entre pairs avec l'éducateur qui se met au même niveau. Objectif : se renseigner sur les avantages et les inconvénients des réseaux sociaux, de certains jeux… Ensuite il y a "Youtuber's" : encore six ados, mais cette fois le débat naît d'une vidéo Youtube que nous regardons ensemble. On échange ensuite sur les propos du Youtuber à l'origine de la vidéo. Sinon, d'un point de vue "médical", une infirmière informe les jeunes sur l'impact des écrans sur la vue, le sommeil, le cerveau… ou sur ses conséquences com me l'excitation, la maladie du smartphone (tendinite du pouce)…

EM : Sont-ils conscients qu'ils consomment les écrans abusivement ?

LS : Certains, oui. D'autres n'y voient pas de problème. Un jeune m'a répondu un jour : "On évolue. Vous ne pouvez pas comprendre parce que vous vivez dans l'ancien temps. Les jeux et les réseaux sociaux, c'est aujourd'hui ce qui permet d'être en contact avec les autres". Du coup, une de leurs difficultés, c'est de s'affirmer, argumenter… devant une personne en chair et en os alors que, sur la Toile, ils acceptent un contact ou l'évacuent en un clic, sans autre forme de procès.

EM : La connaissance du numérique, un prérequis pour un éducateur ?

LS : Il le faut, oui, de même qu'en psycho. De manière générale, les gens ne connaissent pas les outils des jeunes qu'ils accompagnent et veulent tout bonnement les interdire sous prétexte que c'est dangereux. Il faut nuancer ces propos… Peu savent que le numérique permet aux jeunes de s'affirmer. C'est pourtant tellement important, durant l'adolescence. Il faut s'adapter à ces nouveaux outils.