Bien être

À corps ouvert

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© Istockphoto
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Mathieu Stassart

Mathieu Stassart

Les années nonante constituent le point de départ de l'engouement de masse – en Belgique et ailleurs – autour du tatouage. Chris Paulis, anthropologue, éclaire le contexte d'alors : "On voit fleurir dans la population des revendications vis-à-vis du corps : 'mon corps m'appartient, je peux dès lors m'en servir comme moyen d'expression, voire de contestation'. Les gens affirment leur style, qu'il soit gothique, lolita, bobo ou encore bourgeois… À l'instar des vêtements et des bijoux, le tatouage fait partie d'un ensemble d'éléments utilisés pour s'affirmer".

Parallèlement à cette libération des corps, ajoute-elle, des raisons sanitaires poussent les autorités de santé à regarder d'un peu plus près la pratique du tatouage. Craintives de voir le virus du sida se transmettre via les aiguilles des tatoueurs, elles établissent une réglementation plus stricte en la matière. Assaini, le tatouage intrigue et séduit de plus en plus de personnes. Les salons s'affichent dans l'espace public, attirent le regard.

Désormais envisageable sans risque majeur pour la santé et devenu financièrement abordable, il se propage parmi le grand public – singulièrement les femmes, jusque-là peu touchées par le phénomène. La mode avec ses défilés de mannequins tatoués ainsi que l'émergence d'Internet contribuent à renforcer la propagation des images liées au tatouage.

"À l'heure actuelle, 10 à 15% de la population belge auraient franchi le cap. Des chiffres à nuancer", tempère Chris Paulis, "car certains sondages prennent également en compte les tatouages éphémères, comme les décalcomanies ou le henné".

"Plusieurs personnes m'ont expliqué qu'en tatouant sur leur corps le nom de leurs enfants, elles avaient l'impression de les protéger. Comme si, par cette entremise, l'enfant redevenait une partie de la personne marquée."

Pourquoi se tatouer ?

"Mon premier tatouage représente un rhinocéros, tiré d'un dessin de mon fils, réalisé lorsqu'il avait quatre ans", raconte Damien. Depuis, il arbore d'autres compositions inspirées par les croquis de ses enfants. Son corps raconte diverses étapes de son existence, illustrant notamment son engagement musical. Il poursuit : "mes tatouages sont des traces, des marques. Ils racontent une histoire."

Pour Jeremy, en revanche, pas question de fixer sur sa peau une part d'intimité : "Je ne veux pas graver ma vie sur mon corps. J'ai ce que j'appelle un bras 'comique' : on y retrouve beaucoup de second degré, des animaux : grenouille, canari, éléphant, cerf. Quelque chose de très belge, finalement, mis à part l’éléphant", ajoute-t-il, amusé. Il poursuit : "Lorsque je me tatoue, il y a une forme de désinvolture, je laisse une place à la découverte. Pour le dernier en date, j'ai laissé le champ libre au tatoueur. Je ne découvrirai la version définitive que d'ici quelques jours."

"Le tatouage s'est popularisé dans nos sociétés nord-occidentales par le biais de l'esthétique", explique Chris Paulis. On se tatouerait donc avant tout pour s'embellir. Le tatouage est perçu comme moyen de sublimer son corps, d'attirer le regard sur certains de ses attributs. D'autres raisons poussent les individus à graver leur peau.

"De plus en plus de femmes et d'hommes se tatouent les prénoms de leurs enfants, ajoute l'anthropologue. Ainsi, ils matérialisent leur fierté et leur engagement familial." Certains allant jusqu'à attribuer des propriétés magiques à leurs tatouages : "plusieurs personnes m'ont expliqué qu'en tatouant sur leur corps le nom de leurs enfants, elles avaient l'impression de les protéger. Comme si, par cette entremise, l'enfant redevenait une partie de la personne marquée. Ces personnes pensent que le tatouage formera une bulle de protection autour de l'être gravé".

"Ces tatouages sont également très visibles dans des sports plutôt associés à la masculinité, comme le rugby. En apposant ces signes sur leur propre corps, certains hommes espèrent à leur tour se parer de cette virilité."

Par imitation

Dans certaines cultures, le tatouage occupe une place centrale, source d'inspiration pour les pratiques en Belgique. "La culture Maori, par la spécificité de ses marquages culturels de toute la communauté, interpelle. Elle donne une appartenance très forte, recherchée par nos populations en crise. Ces tatouages sont également très visibles dans des sports plutôt associés à la masculinité, comme le rugby".

On pense notamment à la fameuse équipe néozélandaise des All-Blacks, championne du monde en titre de la discipline. "En apposant ces signes sur leur propre corps, certains hommes espèrent à leur tour se parer de cette virilité. C'est oublier, ajoute Chris Paulis, que ces tatouages font partie d'un langage qui n'a un sens que si on appartient à cette culture ou que si celle-ci nous reconnait comme l'un de ses représentants."

Les motifs indélébiles parcourent désormais des corps de tous âges et de toutes classes sociales. Particulièrement populaires chez les jeunes, ils ne sont plus forcément les signes d'une attitude contestataire ou réservés à des individus en marge. Comme l'explique le sociologue David Le Breton (1), le marquage sur la peau participe d'une volonté d'embellissement et d'individualisation du corps, dans une société qui réserve une place de choix à l'apparence dans la construction de soi.


Le tatouage pour tous ?

Au vu de sa popularité croissante, le tatouage pourrait-il dans le futur concerner la majorité de la population belge ? Pas sûr. Tous ne succombent pas aux sirènes de l'encre bleue.

C'est notamment le cas d'Isabelle, qui réfute l'idée-même de se faire tatouer : "J'ai peur de changer d'avis, que ça finisse par ne plus me plaire. Et puis, je revendique une conception naturelle de la beauté. Un tatouage viendrait briser l'harmonie première du corps".

Chris Paulis, anthropologue, ajoute : "aujourd'hui, de nombreuses personnes ont recours au détatouage et ce pour des motifs variés : parce qu'ils ont changé de partenaire, que le dessin a mal vieilli, que l'envie a disparu ou que ça passe mal dans l'environnement professionnel. Toutes ces raisons expliquent qu'il subsistera des poches de résistance suffisamment grandes pour que le tatouage ne puisse devenir, chez nous, la norme".

Pour conclure, elle met en garde contre les dangers de cette pratique chez les très jeunes : "j'ai rencontré des pré-adolescents de 12-13 ans arborant par exemple le prénom de leur premier(ère) petit(e) ami(e). Il est très interpellant d'observer des tatoueurs et des parents donner leur aval à cette démarche. Ces jeunes restent des enfants et ne réalisent pas encore le caractère permanent de ces inscriptions. Sans compter qu'elles se verront irrémédiablement modifiées à la faveur de leur développement corporel".