Bien être

Paie ton talent !

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Soraya Soussi

Soraya Soussi

Mozart, Einstein, Tiger Woods, Serena Williams ont été placés au rang d’êtres exceptionnels, dotés de compétences innées et extraordinaires. Presque des super-pouvoirs ! Ce sont en tout cas les histoires que nous nous racontons. Et si le talent n’était qu’un mythe ? Par le récit scientifique et social, Samah Karaki, biologiste et docteure en neurosciences, déconstruit dans son essai "Le talent est une fiction" les mythes autour du talent et du mérite. Et dénonce dans la foulée les mécanismes de domination et d'inégalités sociales qu'ils engendrent.

Croyances et privilèges

"Être doué dans un domaine, ou au contraire, ne pas l'être du tout, est quelque chose de très apaisant dans nos sociétés. Cela légitimise ceux qui réussissent et déculpabilisent ceux qui échouent", explique Samah Karaki sur les ondes de Radio Nova. (1) Admirer des personnages pour leurs capacités extraordinaires est chose courante. Ce qui l’est moins, c'est de s'intéresser aux éléments extérieurs qui leur ont permis de réussir. Un individu a beau avoir des prédispositions dans un domaine, elles interagissent forcément avec des facteurs d’hérédité, sociaux, familiaux, économiques, géographiques, culturels et environnementaux qui l’entoure. Certains facteurs sont également aléatoires et pourtant déterminants dans la vie. Par exemple, "l’apparence physique joue un rôle très important dans l’attention d’une audience ou d’un public ou lors d’un entretien d’embauche (...) C’est un dispositif non volontaire, porté comme un sac à dos invisible (...) mais qu'on omet de nos considérations quand on voit une personne réussir", développe la scientifique. Finalement, l’expérience de vie conditionne l’individu et devient inhérente à ses capacités.

Inégalités pour accéder au talent

Selon le psychologue suédois K. Anders Ericsson, il faudrait 10.000 heures de travail pour atteindre l'excellence dans un domaine. Sans promouvoir la fainéantise ou dévaloriser le travail des personnes investies, Samah Karaki détricote ce principe de mérite. "Les freins et les barrières sociétales de discriminations, quelles qu’elles soient, viennent polluer la charge mentale de l'individu. Ils les rendent inégaux face à la quantité de travail à accomplir. Nous avons des charges différentes à dépasser."

Durant de nombreux siècles, les femmes ont été considérées comme étant "peu douées" dans certains domaines (scientifiques, mathématiques, littéraires, artistiques, etc.) et donc écartées de nombreuses professions, rappelle la neuropsychologue. Aujourd'hui, dans des pays dits "égalitaires" comme la Suède ou la Norvège, l'absence des femmes dans certains métiers continue à être justifié en évoquant des arguments biologiques. Les femmes seraient, par exemple, "naturellement attirées par des métiers liés aux soins". Samah Karaki expose à titre d'exemple le cas des métiers de STEM, acronyme en anglais de "Sciences Technology Engineering Mathematics", dans lesquels peu de femmes exercent. Or, dans des États dits "égalitaires", elles y ont pourtant accès. "L'histoires des stéréotypes a façonné des barrières invisibles. (...) Avoir les moyens d'accéder à tel métier, ne légitimise pas forcément la personne de le faire. Les femmes évaluent inconsciemment, avec une sorte de 'socio-mètre', leur appartenance ou leur place dans un domaine." Puisqu’elles ne se sentent pas légitimes d’exercer ces métiers (majoritairement masculins), elles "choisissent" des secteurs, dans lesquels elles sont attendues.

Par ailleurs, le rapport 2021 de l’Unesco sur la science complète la théorie de Samah Karaki : 55 % des étudiants en licence et en master scientifique sont des femmes. Mais elles ne sont plus que 33 % à poursuivre en tant que chercheuses (2). De manière plus générale, les femmes qui souhaitent mener des carrières sont défavorisées par une série d'injonctions liées, notamment à la maternité (congés parentaux, par exemple) et d'ordre économique (42,1% des femmes salariées sont à temps partiels en Belgique contre 11,6% des hommes en 2021). (3) Ce qui limite la possibilité de développer leurs compétences professionnelles.

Le cerveau humain est façonné par la société dans laquelle il évolue. Un environnement qui cloisonne les individus dans des stéréotypes entretient les mythes du talent et du mérite et leurs dérives pernicieuses. "Nous avons besoin d’une vision large de la société, dans laquelle notre collectivité s’exprime dans sa diversité."

"Le talent est une fiction" • S.Karaki • ÉditionsLattes • 306 p. • 20,10 EUR