Bien être

Pas très verte, notre matière grise

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Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

En Marche : Dans votre livre, nous faisons connaissance avec une partie de notre cerveau, le striatum. Celle-ci serait-elle la coupable toute désignée de nos excès? 

Sébastien Bohler, docteur en neurosciences et rédacteur en chef de Cerveau&Psycho.

Sébastien Bohler: Notre cerveau est guidé par des motivations fondamentales façonnées par la sélection naturelle sur des millions d’années. Au cœur de notre cerveau, le striatum régit nos comportements depuis l'apparition de l'espèce : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, étendre son territoire, s'imposer face à autrui. Ces mécanismes ont assuré la survie de l’humanité dans un environnement fait de rareté. Mais depuis, on a bouleversé notre rapport à la nature et ces mécanis­mes nous poussent à la surconsommation.

Au Paléolithique, l’hom­me devait être capable de manger sans limites dès qu’il trouvait de la nourriture. Aujour­d’hui, la pléthore d’aliments dispo­nible crée une épidémie mondiale d’obésité (lire "Cro-Magnon au Mc Do" dans En Marche du 6 juin 2019). Dans les sociétés ancestrales de chasseurs-cueilleurs, les possibilités d’acquérir du statut social étai­ent limitées. Pour s’élever dans la hiérarchie, il fallait se battre à mains nues. Aujourd’hui, acheter une voiture mieux équipée que celle du voisin ou collectionner les like sur Facebook nous procure un simulacre de statut. Le besoin de s’élever socialement est un formidable levier, qui nous a amenés où nous sommes : dans une société où tout est possible. Mais il pourrait aussi bien causer notre perte.

EM: À partir de quand ce rapport à la nature a-t-il basculé ?

SB: Notre rapport à la nature a chan­gé dès que l’humain a inventé l’outil. La roue, c’est déjà le début de la technologie. Mais tout a vraiment basculé avec la révolution industrielle qui a permis de satisfaire tous les besoins de notre striatum de façon immédiate et démocratisée.

La révolution industrielle a ouvert la voie de l’exploitation des ressources naturelles. L’apparition d’internet l’a accélérée. D’un seul clic, nous pouvons avoir accès à tous les produits que nous désirons et nous les faire livrer sans délai. Pour survivre, nos ancêtres avaient besoin d’économiser leur énergie. Dans notre cerveau, il existe des neurones qui mesurent les efforts nécessaires pour obtenir quelque cho­se et libèrent de la dopamine (NDLR hormone liée au plaisir).  Moins on doit faire d'effort, plus notre cerveau libère de la dopamine. Aujourd’hui, avec la domotique, nous pouvons commander des su­sh­is sans même avoir à faire l’effort d’appuyer sur un bouton.

EM:Vous dénoncez "l’infobésité "comme partie du problème. L’accès à l’information, via internet, n’est-il pas justement un moyen de sensibiliser le public aux ris­ques environnementaux ?

SB: Pour nos ancêtres, le besoin d’information sur son environnement - savoir lire l’empreinte d’un animal par exemple -  était vital. Mais com­me pour la nourriture, on est passé de rareté à pléthore et nous souffrons d’in­fobésité comme nous souffrons d’obésité.

On se gave d’écrans car nous ne supportons plus de rester inactif. Des ex­périences montrent que, si on place des personnes dans une salle d’attente avec un appareil qui donne des décharges électriques quand on le touche, la majorité préfère le manipuler plutôt que de rester sans rien faire.

Mais l’info consommée en ligne, ce n’est pas de l’info qui peut nous sauver. C’est de l’info ludique, faite pour tuer le temps. Le trafic internet va bientôt dépasser le secteur aérien en termes d’émissions de CO2. Les vidéos de chatons arrivent en deuxiè­me position des contenus les plus regardés en ligne, après la pornographie.

Les médias portent aussi une responsabilité. Comment peut-on nous proposer, dans un même journal, un reportage sur l’impact du réchauffement climatique et sur les ventes d’automobiles ? Les médias peuvent jouer un rôle en changeant la norme sociale, en mettant en valeur des gens qui se battent pour le bien commun plutôt que des stars du football.

EM: Dans Perdre la terre (2) le journaliste Nathaniel Rich s’est plongé dans les archives américaines pour montrer que le problème du réchauffement climatique était déjà bien documenté à la fin des années 70. Cela n’a pas empêché les dirigeants de l’époque d’investir dans la voie de l’énergie fossile. Le problème n’est-il pas d’abord politique?

SB: Les petits moteurs qui agissent dans nos têtes, agissent aussi dans celles des politiques et des lobbies. Quand on découvre d’énormes réserves d’énergie fossile, on aurait pu se dire "dans 50 ans, on va le payer". Mais nos neurones ne fonctionnent pas comme cela. L’attrait pour le court terme est plus fort que nous. Car dans l’histoire de l’humanité, dans 99 % des cas, attendre pour agir, c’était risquer de mourir. Des expéri­ences montrent que si l'on propose à des person­nes de recevoir une somme tout de suite ou une récompense plus généreuse s’ils attendent, la majorité choisit la récompense immédiate. En politique, l’échéance électorale se porte à trois ou quatre ans. Quel politique prend des décisions pour les cinquante prochaines années ? 

EM: Le portrait que vous dressez de l’humain dans votre livre n’est guère flatteur. Devant une situation extrêmement préoccupante, il se comporterait grosso modo comme un grand singe guidé par ses instincts primaires. Ne feriez-vous pas partie des "effondrementalistes", ces auteurs pour qui l’humanité est déjà perdue?

SB: L’envie d’écrire ce livre part d’un sentiment de révolte : pourquoi l’humanité court-elle à sa propre perte ? Je fais un diagnostic, mais je ne suis pas fataliste pour autant ! Je suis convaincu que l’humanité peut faire des choses merveilleuses. Et c’est en imaginant comment les choses peuvent mal tourner qu’on peut les combattre. Homo sapiens, ça veut dire l’homme qui sait. 

EM: La prise de conscience est un premier pas, celle des enjeux climatiques, mais aussi celle de nos mécanismes inconscients...

SB: Il faut différencier l’intelligence de la conscience. Notre cortex, la partie rationnelle de notre cerveau, est aux ordres de notre striatum. Mais notre cortex peut aussi créer de la conscience. La méditation, par exemple, peut aider à développer cette conscience, à être moins guidé par nos pilotes automatiques, à accepter l’inaction, à savourer les petits plaisirs… Notre striatum est guidé par la recherche de plaisir. En étant d’avantage présent dans l’instant, conscient de nos actions et de nos sensations, on peut décupler le plaisir ressenti tout en consommant moins.  

EM: En prônant la sobriété, les religions, écrivez-vous, mènent à leur façon une forme de combat contre le striatum. L’environnement, est-ce aussi une question de morale?

SB: Aujourd’hui on vit dans une société de la satisfaction. Assoiffé de sens, notre cerveau est très frustré par cette économie néolibérale. La morale, au sens de régime de valeurs qui définit le bien et le mal, peut entrer en compétition avec le striatum. Car elle est porteuse de sens et aussi de collectif. L’humain a un besoin vital d’appartenir au collectif. Si on demande à un adolescent d’être le seul de sa classe à renoncer à son smartphone, c’est insoutenable. Si je renonce à l’avion quand mes collègues partent à Bali, je vais me dire que ce que je fais ne sert à rien. Mais si l’effort a du sens, il peut amener à des sacrifices collectifs.

EM: Vous soulignez aussi l’importance de l’éducation.

SB:  On en est né dans un monde de confort et c’est très difficile d’y renoncer. Mais on peut reconditionner le cerveau. L’altruisme est une source de plaisir, c’est scientifiquement prouvé. Et notre éducation peut nous conditionner à chercher le plaisir là plutôt que dans la con­sommation effrénée. On peut reconditionner notre cerveau, dans le bon sens du terme, en ne valorisant pas les comportements qui permettent de s’élever dans la société, mais les comportements équitables.