Bien être

Quand la résilience devient diktat

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Aurelia Jane Lee

Aurelia Jane Lee

Le Larousse la définit comme l’"aptitude d’un individu à se construire et à vivre de manière satisfaisante en dépit de circonstances traumatiques". Popularisé par Boris Cyrulnik dans les années 90, le concept de résilience est aujourd'hui mis à toutes les sauces — au goût parfois amer pour les victimes. Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS, met en garde contre un recyclage tendancieux de la maxime nietzschéenne selon laquelle "ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort".
Thierry Ribault vivait au Japon au moment de l'accident de la centrale nucléaire de Fukushima. Observant la façon dont la catastrophe a été gérée par les autorités, il dénonce l'imposture d'un discours qui instrumentalise la résilience et responsabilise à outrance les individus, face à une situation qui ne relève pourtant pas de leur choix. "On transforme des problèmes collectifs en problèmes individuels" regrette-t-il.

Le gouvernement japonais pervertit la notion de résilience en voulant amener les victimes à s'accommoder de leur sort.

Le gouvernement a minimisé les effets nocifs de la radioactivité (dont l'incidence des cancers thyroïdiens) et maintenu les citoyens dans une certaine ignorance, estime Ribault. "Aucune estimation fiable des doses d'exposition aux radiations n'a été menée." Encouragés à ne pas quitter la zone contaminée et à faire preuve de résilience en "s'adaptant", les habitants ont été invités à adopter de nouveaux comportements, tels que mesurer régulièrement la radioactivité, et à rejoindre l'effort collectif. Celui qui préférait s'exiler pour sauver sa peau et sa famille était taxé d'égoïsme et d'irresponsabilité.

Et pourtant il faut vivre… ou survivre

En enjoignant de ne pas s'alarmer de façon "irrationnelle" et de voir dans la catastrophe une opportunité de devenir plus résistant, le gouvernement japonais instaure une "peur de la peur". Cette réaction est pourtant légitime face à un risque sanitaire avéré, affirme le chercheur français. Elle n'est pas signe de faiblesse, mais de bon sens.
"Convaincus que l'on révèle sa vraie nature dans les situations contre nature, les partisans de la résilience défendent la thèse d'un dévoilement de l'Homme dans les atrocités" remarque Thierry Ribault. Il cite à ce propos la géographe Marie Augendre pour qui "la catastrophe est un crible, qui élimine le faible et renforce le fort : c'est la vie."
Sous couvert d'un éloge de la résilience, ce type de discours tente — et risque — de nous habituer au malheur et à une vision survivaliste, voire eugéniste, du monde. La vie devient une épreuve, une lutte que ne peuvent gagner que les plus "résistants au stress".

Sacrifier l'individu à la communauté

Dans la récupération politique de la résilience, la communauté prime sur l'individu : elle ne tient pas compte des drames privés que la situation entraîne. Le groupe doit sortir renforcé de l'épreuve, même si cela implique des dégâts collatéraux — familles déchirées, exils, deuils, suicides, faillites, discriminations… Il n'y a là aucune bienveillance, pointe Thierry Ribault : pour le gouvernement, il s'agit uniquement de relancer l'économie, dans le déni des situations individuelles et familiales.
Thierry Ribault traite principalement de l'après-Fukushima, tout en introduisant régulièrement une analogie avec la société post-Covid. On a pu entendre au début de la crise sanitaire qu'elle serait une occasion d'être résilients, collectivement, face à une menace globale.

On ne revient pas à "avant"

Dans le cas de la catastrophe de Fukushima, on ne peut nier les dégâts réels et irréversibles sur la santé et l'environnement. N'en va-t-il pas de même pour le Covid ? On parle de sortie de crise, de bout du tunnel, comme si à un moment on allait pouvoir considérer l'incident clos. "Comment peut-on, raisonnablement, prétendre clore l'impossible ?" interroge Thierry Ribault. Après une catastrophe, les choses ne redeviennent jamais comme avant : il y a eu des morts, des pertes…
Le gouvernement japonais pervertit la notion de résilience en voulant amener les victimes à s'accommoder de leur sort (c'est le fameux "new normal" évoqué à l'occasion de la pandémie), plutôt que de travailler sur les causes de leur souffrance, dénonce Ribault. Avec pour effet "d'ôter aux populations toute perspective de prise de cons cience de leur situation et de révolte par rapport à elle". On traite les conséquences de la catastrophe sans remettre en question les choix politiques ou sociétaux qui ont pu y conduire.