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Syndrome d'Asperger: au-delà du cas Greta Thunberg

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Greta Thunberg lors d'une marche pour le climat à Vancouver (Canada), le 25 octobre 2019. © Belgaimage
Greta Thunberg lors d'une marche pour le climat à Vancouver (Canada), le 25 octobre 2019. © Belgaimage
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Tout ce qui est excessif est insignifiant. Quitte à se forcer un peu, on peut donc regarder avec un certain détachement les qualificatifs utilisés, parfois avec un mépris à peine dissimulé, à l'égard de Greta Thunberg, la jeune militante suédoise qui appelle depuis quelques mois aux grèves scolaires pour le climat. "Prix Nobel de la peur", "prophète de malheur", "prophétesse en culottes courtes", "cyborg", "automate" … Stop, n'en jetez plus ! Au rayon des outrances verbales envers la jeune fille (atteinte du syndrome d'Asperger), il y en a pour tous les (dé)goûts.

Mais le pire est qu'une bonne partie de ces superlatifs contient un fiel implicite, quasiment subliminal, sur le regard de la jeune fille, son mode d''expression, son visage, voire sa (petite) taille. Non contente d'être manipulée, Greta Thunberg serait ainsi "une enfant illuminée… au bord de l'effondrement psychiatrique" ou "de la dépression" … remplie de troubles obsessionnels compulsifs " (TOC), selon un médecin auteur de best-sellers qui, manifestement, ne craint pas les diagnostics à distance.

Voilà qui témoigne, au minimum, d'un besoin énorme de clarification sur ce qu'est exactement ce syndrome. Rencontre avec le Dr Anne Wintgens, responsable du Centre de référence pour les troubles autistiques des Cliniques universitaires Saint-Luc (UCLouvain).

En Marche : En quoi consiste le syndrome d'Asperger ?

Anne Wintgens : Il s'agit d'un trouble neuro-développemental qui regroupe une série de symptômes très variables d'un individu à l'autre, mais qui ont pour point commun d’une part, des difficultés de communication et d’interactions sociales et d’autre part, des comportements ou des intérêts particuliers. Ces jeunes ont une bonne intelligence mais une manière particulière d’être au monde. Le syndrome dit "d'Asperger" n'a pas été repris dans la dernière version du DSM-5 (2015), ce manuel diagnostique et statistique bien connu qui répertorie les maladies mentales. N'y figure plus que le trouble du spectre de l’autisme (TSA) dont le syndrome d’Asperger est dès lors une forme légère, avec de bonnes compétences intellectuelles et langagières. Il faut dire que diverses recherches récentes ont éclairé la personne de Hans Asperger, le pédopsychiatre autrichien qui a décrit ce trouble et qui a eu des accointances douteuses avec l'idéologie qui prévalait dans les années quarante en Allemagne et en Autriche. Cela explique peut-être qu'on ait voulu faire disparaître cette appellation officielle assez lourde qui, pourtant, sur le plan strictement clinique, garde toute sa pertinence.

EM : Quels sont, précisément, les signes cliniques du syndrome d'Asperger ?

AW : Les jeunes concernés ont généralement un bon niveau – parfois excellent – de langage, choisissant avec grande précision les termes utilisés pour décrire les choses. En revanche, ils éprouvent des difficultés dans la compréhension du langage : le non-verbal, l’implicite, les sous-entendus et les enjeux relationnels. Ils ont une bonne mémoire visuelle et sont très sensibles aux détails, éprouvant du mal à saisir la globalité d'une situation ou d'une problématique. Ils possèdent souvent un intérêt spécifique pour un sujet dont ils acquièrent une connaissance détaillée et approfondie. Sur un plan plus physique, ils ont généralement une certaine raideur dans la posture, un contact oculaire fuyant avec leur interlocuteur et peu d’intonation dans la voix. Ils ont également des sensibilités sensorielles particulières notamment sur le plan auditif, vivant difficilement le brouhaha dans les classes ou les espaces publics.

EM : De là des difficultés relationnelles ?

AW : Exactement. Ayant le goût des termes précis, ils ont tendance à reprendre facilement les autres dans la conversation lorsqu'ils n'utilisent pas les bons mots. Manquant d'empathie, ils ont du mal à se mettre à leur place et à comprendre leurs intentions.  En société, ils peuvent être perdus, n’ayant pas toujours intégré les codes sociaux, ayant également des difficultés dans le décodage des émotions. Il leur est difficile de trouver un sujet de conversation approprié. Comme ils ont une grande mémoire et sont capables de pousser très loin leur intérêt ou leur passion pour certaines thématiques, ils vont avoir tendance à occuper l'espace par des préoccupations qui, aux yeux de leur entourage, paraîtront vite envahissantes ou obsessionnelles. Par exemple, un jeune qui souffre du syndrome d'Asperger pourra connaître par cœur les horaires de chemin de fer, mais aura des difficultés à s'exprimer au guichet pour commander son billet.

EM : Comment peut-on les accompagner ?

AW : Une partie du travail psychologique consiste à les aider à comprendre pourquoi cela ne "colle" pas avec leur entourage. Beaucoup de jeunes que je reçois en consultation se demandent par exemple : "De quoi puis-je bien parler avec les autres ?" Ils tentent de remédier à cela en observant très attentivement leur entourage et en le copiant. Ils décodent en permanence les signes autour d'eux : si la personne fait ceci ou cela, c'est qu'elle doit être en colère ou triste. Mais ce décodage et cette imitation des comportements ambiants les épuisent, ce qui engendre de la frustration et de l'irritabilité. Une autre forme d'accompagnement consiste à les inviter à s'exprimer entre pairs, où ils se sentent souvent moins seuls et peuvent y apprendre les différents codes sociaux (règles de conversation, etc.).


"Les enfants souffrant d'Asperger ont toute leur place dans l'enseignement ordinaire."

 

EM : Est-il aisé, par exemple dans une classe, de détecter un enfant souffrant de ce syndrome ?

AW : Les jeunes avec un syndrome d’Asperger sont généralement diagnostiqués plus tard que d'autres formes d'autisme. Certains peuvent arriver à l'école primaire (voire secondaire) sans avoir été diagnostiqués car ils ont réussi à compenser leurs difficultés d'une façon très subtile sans alerter leur entourage, mais en ayant parfois souffert de rejet voire de harcèlement. D'après les dernières études disponibles, les filles semblent camoufler leurs difficultés plus fréquemment que les garçons, ce qui pourrait expliquer qu’on sous-diagnostique le syndrome chez elles. Cela dit, lorsqu'on relit l'histoire de tous ces jeunes, on se rend souvent compte que divers diagnostics ont été avancés à un moment ou un autre : troubles de l'attention ou de l'apprentissage, difficultés dans la psychomotricité fine (écriture), problèmes relationnels, etc. Tout ce qui peut renforcer les moyens mis à la disposition des écoles est bienvenu car, bien accompagnés, les enfants souffrant d'Asperger ont toute leur place dans l'enseignement ordinaire. Certaines écoles développent d'ores et déjà des projets admirables, multipliant les adaptations bienveillantes dans les classes. Il faut encourager ce genre d'initiatives, en donnant aux structures les moyens, pour éviter que des enfants en arrivent à être malmenés et à développer des troubles secondaires comme des problèmes de comportement, de l’anxiété ou des troubles dépressifs.

EM : La jeune Suédoise militante pour le climat Greta Thunberg correspond-elle au profil général des jeunes atteints du syndrome d'Asperger ?

AW : Il m'est impossible déontologiquement de me prononcer sur un cas particulier. Mais, d'une façon générale, les personnes qui ont ce syndrome développent une grande sensibilité à l'injustice ou au non-respect de la parole donnée. Si, par exemple, un camarade de classe ne respecte pas la règle, le jeune Asperger aura tendance à le lui reprocher sans filtre et à le rapporter au professeur. Comme il a du mal à se mettre à la place de l'autre, il ne comprendra que difficilement pourquoi l'autre élève lui en veut de l'avoir dénoncé. De là, un problème d'intégration. Ce souci du respect des règles fait que les jeunes concernés par ce syndrome ont besoin de cadres très structurés.

EM : La mise en avant médiatique de personnages souffrant d'autisme peut-elle contribuer à casser les stéréotypes et les idées fausses à leur sujet ?

AW : Tout ce qui peut sensibiliser le grand public sur la différence, les particularités d'une partie de la population est bienvenu (l'autisme en général touche environ 1% de celle-ci). Beaucoup de choses restent à faire, notamment en termes d'intégration professionnelle et de soutien des familles. Il ne faut pas oublier que les personnes souffrant du syndrome d'Asperger, si elles ne sont pas accompagnées, se sentent isolées et connaissent des souffrances pouvant mener à des troubles anxieux et à des états dépressifs. Mais il faut rester prudent sur cette mise en avant. Car les médias ne mettent souvent en évidence qu'une seule forme du spectre autistique, en réalité très hétérogène. Seule une petite partie des gens souffrant d'autisme ont une bonne intelligence et un bon niveau de langage. Beaucoup d'enfants ont un pronostic plus précaire sur leur évolution.



 

 


D'une façon générale, les personnes qui ont le syndrome d'Asperger développent une grande sensibilité à l'injustice ou au non-respect de la parole donnée.