Arts

À vos mots, citoyen(ne)s !

6 min.
©Brieuc Van Elst
©Brieuc Van Elst
Soraya Soussi

Soraya Soussi

Ça commence comme ça : "Quand on arrive en ville, on arrive de nulle part. On vit sans domicile, on dort dans des hangars..." Sarah chante Starmania. Le public, qui a reçu les paroles, la suit en chœur : "Le jour on est tranquille. On passe incognito. Le soir on change de peau et on frappe au hasard. Alors... préparez-vous pour la bagarre. Quand on arrive en ville." Le ton est donné. L'attention collective acquise. Le public est tout ouïe.

Nous sommes dans les locaux de Smart, coopérative de travailleuses et travailleurs (principalement dans le secteur culturel), à Saint-Gilles. Sarah De Laet, 33 ans, Bruxelloise "depuis toujours" a travaillé des années dans les milieux universitaires et associatifs sur le droit au logement. Aujourd'hui, la géographe est militante, gesticulante et animée par son envie de faire comprendre aux gens comment fonctionne les politiques de logement pour qu'un éveil collectif se transforme en actions citoyennes contre la spéculation immobilière, entre autres. Rien que ça !

Après avoir expliqué la présence des chansons de Starmania dans sa conférence gesticulée (il faut aller la voir pour obtenir la réponse), elle entame l’histoire des premiers pas de son parcours résidentiel : les souvenirs du logement où elle vivait avec sa sœur et sa maman ; les difficultés financières ; les problèmes de chaudière et d'isolation ; la mauvaise foi du propriétaire et les menaces d'expulsion...

Rendre digeste la soupe aux concepts

De grand termes comme "sécurité ontologique" déferlent dans sa présentation. À savoir, "la confiance que l'on attribue à la continuité de notre propre identité ainsi qu'à la constance de notre environnement social et matériel." (1) Pour Sarah, cette sécurité ontologique se construit, entre autres, en jouissant d’un "chez soi". Un espace où l'on se sent en sécurité, où l'on peut être pleinement soi, lâcher prise, se reposer, lire, dormir d'un sommeil profond pour récupérer son énergie, aller travailler, se divertir, sociabiliser, se cultiver... Se sentir bien !

Elle parle de son histoire d'amour avec un autre géographe, "parce que les géographes, ça sort ensemble",pointe-t-elle avec humour ; de leur envie d'emménager ensemble, rapidement confrontés à la réalité du marché immobilier ; de l'inflation qui fait grimper les loyers et de la gentrification de certains quartiers. L'occasion cette fois d'aborder les enjeux de la spéculation. Elle partage ses expériences en tant que membre du Conseil consultatif du logement, sa participation à des commissions de concertation sur des projets immobiliers, confie comment se passent les expulsions auxquelles elle a assisté...

En abordant une sériede concepts théoriques entremêlés d'expériences vécues, Sarah répond à une méthode propre à la conférence gesticulée : le scoubidou. "Il faut tisser des savoirs froids (noms d'intellectuels, livres, théories, etc.) avec des savoirs chauds (nos expériences) en ajoutant un troisième fil pour lier les deux autres mais qui est plus léger. Chez moi, c'est Starmania", décortique-t-elle. La conférence gesticulée de Sarah n’est jamais exactement la même puisqu’il n’y a aucune écriture préalable. "J’ai des fiches, avec des blocs de chapitres et je raconte. Mais il n’y a aucun texte appris par cœur." Parfois la voix et le corps suffisent. D'autres prendront quelques éléments pour bâtir un décor, un univers. La forme est libre : seul(e) en scène, en groupe, en interaction avec le public, etc. Les lieux de représentation sont divers : une école, un centre culturel, une asbl, une maison de jeunes... Ce qui compte, c’est que la conférence gesticulée soit accessible à toutes et tous.

"On a toutes et tous une pensée politique"

Partant du principe que tout le monde est expert de son vécu, tout individu est légitime pour prendre une parole politique en public. "L'important, c'est d'être soi, d'être vrai. Quand tu t'exerces à la conférence gesticulée, tu ne peux pas mentir. C'est ton récit personnel que tu exposes pour incarner un sujet", insiste Sarah. Bien qu’elle avoue avoir hésité à se lancer dans l'aventure : "Je suis déjà du genre à parler fort et prendre de la place alors me mettre en scène pour parler de moi, ça faisait beaucoup. J'allais être dans un 'égo-trip' démesuré."

Sa formation à l'Ardeur, association d'éducation populaire politisée à Nantes (France) où elle apprend les ficelles de la conférence gesticulée, lui prouve le contraire : "Il arrive qu’on les accuse d’égocentrisme, qu’on parle de gesticulations narcissiques...Mais ils ne présentent pas un 'je' centré sur soi, ils font un usage sociologique de l’autobiographie : une expérience individuelle inscrite dans et articulée à un processus historique et une réalité sociale, et qui en témoigne. Ils livrent une intimité pour rendre compte des raisons pour lesquelles cette colère politique les anime, rendre compte du pourquoi de l’engagement." (2) En construisant sa conférence, Sarah s'est rappelé toutes les femmes qui, dans le cadre de son travail, lui ont, elles aussi, raconté leurs histoires de logement. "Je trouve qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans toutes les vies. Elles ont toutes quelque chose à dire de personnel et de structurel. Aller patouiller dans ces deux dimensions et chercher la colère politique et légitime, est quelque chose qui me passionne et que la conférence gesticulée permet de mettre en mots et en forme."

Cours de "rattrapage culturel"

C'est à Franck Lepage que l'on doit l'existence de cet objet scénique hybride. L'ancien animateur pour la Fédération française des Maisons de jeunes et de la culture a cessé de croire en LA culture, ou comme il le précise dans sa conférence gesticulée "Inculture : l'éducation populaire, Monsieur, ils n'en ont pas voulu" : "En France, il y a cette idée que si on file de la culture à un pauvre, si on le cultive,il va monter, s'élever dans la hiérarchie de classe. Or, c'est faux. (...) Un riche n'attend pas un pauvre pour qu'il le rattrape et partage le pognon, les responsabilités..." Il a, depuis le début des années 2000, formé et développé un réseau de conférencier(ère)s gesticulant(e)s pour approcher d'autres types de cultures.

Les gesticulant(e)s ne sont ni comédien(ne)s, ni conférencier(ère)s. Généralement, il s'agit de parfaits inconnus qui ont l'envie, parfois le besoin de dénoncer une injustice en lien avec les dérives d'un système (souvent celui du capitalisme) et des rapports de domination. La finance, le travail, le système carcéral, l'éducation, la santé... sont autant de sujets dont ces citoyen(ne)s gesticulant(e)s lambda s'emparent. Parmi eux, Aline Fares, ancienne professionnelle des finances. Après 10 ans à travailler dans une banque, elle rejoint le Comité pour l'abolition des dettes illégitimes (CADTM) et planche sur un plaidoyer pour l'ONG Finance Watch (un lobby de citoyen(ne)s européen(ne)s, majoritairement composé d'ex-professionnel(le)s) de la finance). En 2017, elle commence sa formation en conférence gesticulée au Théâtre national avec le collectif La Volte. De cette expérience, Aline Fares créée la conférence gesticulée "Chroniques d'une ex-banquière" afin d'atteindre d'autres citoyen(ne)s hors du monde de la finance. Même promotion, autre colère, expériences singulières, Juliette Beghin et Cédric Tolley racontent laprison de l'intérieur et dénoncent lesdéfaillances des systèmes pénal etcarcéral avec leur conférence gesticulée "Taules, errances, de la critique carcérale à l'action en détention."

Une transformation sociale

Par sa conférence, Sarah veut transformer son public. "Le mieux, c'est que les propriétaires qui viennent voir cette conférence se disent qu'ils ne vont pas indexer leur loyer", espère-t-elle. Promue comme outil d'éducation populaire, la conférence gesticulée sert idéalement de porte d’entrée vers un éveil militant ou politique pour permettre aux classes sociales discriminées de s'émanciper :"On parle du logement de façon politique, comme quelque chose qui nous appartient collectivement. Pareil pour la ville. Ce n'est pas parce que tu es gentiment de gauche que tu as conscience des injustices concernant le logement, par exemple, que tu sais te défendre ou défendre tes idées." Sarah veut d’ailleurs peaufiner sa conférence gesticulée en l'accompagnant d'un projet de BD avec une illustratrice et la donner au public à chaque prestation. Prochain projet : réaliser une conférence gesticulée avec des mineurs en demande d’émancipation qui tentent d’obtenir un logement.


Pour voir d’autres conférences gesticulées ou se former en Belgique ou ailleurs, rendez-vous sur les sites : conferences-gesticulees.be et conferences-gesticulees.net

En dates

> Les prochaines dates de "J’habite, tu habites, ils spéculent" : 

Le samedi 15 octobre, rue de l'Église à 4132 Esch-sur-Alzette (Luxembourg) (à l’heure d’écrire ces lignes, le lieu exact n’est pas encore connu). Restez informé sur le site : conferences-gesticulees.net

Le vendredi 4 novembre, à la Maison de la poésie, 28 rue Fumal à 5000 Namur.

> Découvrir d'autres conférences gesticulées :

Sur le net, YouTube.com ou Vimeo.com

En vrai, la prochaine conférence gesticulée en Belgique :

Quoi ? "Je travaille avec 2 ailes – une autre histoire de l'organisation du travail"

Quand ? Le mercredi 19 octobre

Où ? Au Couleur café de Malmédy, 49 rue Jean-Hubert Cavens à 4960 Malmedy

Plus d'infos : 080/64.36.93 • info@couleurcafeasbl.be