Arts

Incandescences : de l’intimité à l'universalité de l'amour

5 min.
©Nicolas Clauss
©Nicolas Clauss
Soraya Soussi

Soraya Soussi

"Comment tes parents se sont-ils rencon-trés ? Comment se sont-ils aimés ? Et vous, aujourd'hui, comment vivez-vous l'amour ? Quelle place a-t-il dans les quartiers populaires, les traditions culturelles ? Comment voyez-vous les questions de l'orientation sexuelle ? "... Des centaines de jeunes ont accepté de répondre aux questions d’Ahmed Madani, auteur et metteur en scène français, lors de rencontres organisées dans des théâtres de quartiers. Une matière "précieuse et enrichissante" que l'écrivain a récoltée pour créer Incandescences, troisième volet du projet Face à leur destin, après Illuminations et F(l)ammesChoisis parmi les centaines de jeunes, neuf d'entre eux portent la voix sur scène d'une jeunesse flamboyante, forte de vie et d'espoir.

Un projet social et humain

Ahmed Madani offre un espace d'expression à une jeunesse invisibilisée dans la société. "Ces jeunes gens ne participent pas au grand roman national. Ma volonté était de réintégrer leurs récits, dans la grande famille de France. Et il n'y a que les protagonistes principaux du roman qui pouvaient le faire", explique le metteur enscène. Depuis 2012, Ahmed Madani sillonne la France, loin des grandes villes. L'auteur créé des partenariats avec des théâtres, organise des rencontres autour des questions de vie comme la mémoire, l'Histoire, la famille, l'identité, l'amour, la sexualité, sa place dans la société en tant qu'homme, femme, jeune... entrant dans la vie d'adulte. En tout, il aura rencontré près de 300 jeunes issus de quartiers populaires. Pour chaque volet de la trilogie, une dizaine d'entre eux sont sélectionnés et engagés sous contrat (de trois ou quatre ans) en tant que comédiens.

Le premier volet du triptyque, Illuminations (2012) est consacré aux hommes. "Cette pièce aborde la mémoire des familles qui ont immigré en France, en commençant par celles des pères et grands-pères. Je souhaitais connaître leur point de vue sur l'Histoire. Nous avons travaillé ensemble sur l'image que ces jeunes ont de leurs parents et grands-parents, celle que la société leur renvoie et celle qu'ils ont d'eux-mêmes. Je questionne cette complexité de l'attachement et du détachement du pays d'origine."

F(l)ammes (2016), le deuxième volet, s’est penché sur les aspirations et la place des femmes de différentes générations. Comment composer entre la loyauté envers la famille et les envies de s'émanciper, de prendre sa liberté, d’assumer sa féminité comme on l'entend ?

Incandescences (2021) fait croiser les regards et points de vue de jeunes hommes et jeunes femmes sur les relations effectives, l'amour, la sexualité, les questions de genre, etc. Ahmed Madani souhaite faire parler ces jeunes et leurs familles autrement. Ces thématiques ne sont pas toujours abordées facilement dans certains lieux, au sein de certaines familles. Pourtant, l'amour parle à tout le monde. "En racontant leur histoire, c'est celle de tout un chacun qu'ils racontent, clame Ahmed Madani. Un mécanisme d'identification s'opère immédiatement dans le public. Chacun se sent concerné par les histoires d'amour des autres. Fatalement, on s'identifie, en projetant son histoire de cœur ou celle de ses parents, de ses grands-parents. Ce qui fait lien dans le fond, ce sont les grands sentiments d'humanité : la ristesse, l'amour, le deuil, la colère,la peur... Il y a des idées tellement réductrices sur ces jeunes. Alors que lorsqu'on les laisse aborder ces thèmes, la complexité de ces vécus, on se rend compte qu'il y a plus de ressemblances que de dissemblances avec une grande partie de la population."

"Incandescences m'a permis de m'émanciper"

Merbouha Ramini est l’une des comédiennes d’Incandescences. La jeune femme se confie sur son évolution professionnelle mais aussi personnelle après s’être lancée dans l’aventure théâtrale. Témoignage.

"Personnellement, j'avais des choses à raconter, qui me tenaient à cœur et j'adore parler de ce dont on ne peut pas parler !", s'exclame Merbouha Ramini. Qui se souvient de son entrée dans l'aventure d'Incandescences. Elle était encore au lycée lorsqu'elle assiste pour la première fois à une pièce de théâtre. C'était F(l)ammes, le deuxième volet de Face à leur destin. Pour la jeune femme, c'est une révélation. Elle veut devenir comédienne. Le destin va la conduire à réaliser son rêve. Quelques années plus tard, alors qu'elle travaille dans un restaurant, une amie lui fait part de l'annonce d’Ahmed Madani. "Je ne savais pas qui était Ahmed Madani. Je n'ai pas fait le lien tout de suite avec F(l)ammes. Quand j'ai réalisé qu’il était le metteur en scène de la pièce, je me suis dit que ce serait une 'dinguerie' si j'étais prise."

Merbouha s'est battue pour faire partie du projet, notamment contre sa famille qui ne souhaitait pas qu'elle fasse du théâtre. Tous les jours, elle encaisse leurs découragements, parfois violents... Mais Merbouha s'accroche. Elle voit dans cet emploi de comédienne une opportunité de s'émanciper. Pas question de louper cette occasion. Merbouha goûte au champ des possibles, une notion peu répandue dans son quartier de banlieue. "Lors des rencontres, tu te confrontes à plein de gens.Chacun racontait son histoire, avec des vies de ouf' (de fou - NDLR) et des points de vue totalement dingues. Je me disais : mais comment peut-on penser de cette façon ? Ces réflexions ne m'avaient jamais traversé l'esprit. Tu évolues tellement et ouvres ton esprit mais tu vois aussi que ce process se fait chez les autres. Au début, quand tu ne connais pas une personne, tu as envie de t'imposer. J'ai compris que c'était un mécanisme de défense face à l'inconnu "

Casser les codes

Si Ahmed Madani est transparent dès le départ quant aux sujets abordés,confronter les jeunes face à ces questions est une autre paire demanche. "Au début, quand on parlait de certains sujets comme l'homosexualité par exemple, cela pouvait être tendu, avoue Merbouha. On avait beau venir du même genre de quartier, on ne pensait parfois pas du tout de la même façon. Moi, ce qui m'énerve, ce sont les codes que certains donnent aux filles et aux garçons. Parce que je suis un peu garçon manqué et que j'adopte parfois une attitude qui correspond aux codes des masculinités. Cela ne m'empêche pas d'être parfois féminine. Mais on parlait ouvertement de tout ça. Finalement, avec le temps, en apprenant à se connaître, le dialogue s'est installé plus facilement. Tout n'est pas rose mais on s'accepte avec nos différences."

Lors des rencontres, Merbouha raconte les échanges et questions posées sur leurs rapports aux relations affectives. "Combien de 'meufs' (femmes - NDLR) pouvait-on avoir ? Comment séduis-tu ? Est-ce que tu as déjà été amoureux ? Qu’est-ce que tu ressens à ce moment-là ? Pour toi, c'est quoi la tendresse ? Est-ce que tu peux aimer plusieurs personnes à la fois ? C'est quoi ton idéal de l'amour ? On a tous parlé de l'amour. Comment on l’imagine ou le voudrait. Certains étaient déjà tombés amoureux, d'autres non. C'était donc intéressant d'échanger nos points de vue.”

Merbouha défend corps et âme son aventure qui lui a donné confiance en elle et lui a permis de développer des ambitions professionnelles. "Incandescences, ce sont des gens qui se battent pour aller au bout de leurs espérances et casser les codes de cette société. On a le feu en nous quand on est sur scène." Parlant en connaissance de cause, la jeune comédienne soutient l'objectif du projet de Madani : "Dans le théâtre, on ne voit pas assez de noirs et d’arabes sur scène. On ne les entend pas. Du coup, ce milieu n'est pas représentatif de la société. Or, on a des choses à dire, sur absolument tout ! C'est pour ça qu'on est là : représenter ceux qui ne le sont pas. Je suis hyper fière de ce projet."

Pour en savoir plus ...

Incandescences, du mardi 9 au samedi 27 novembre, au Théâtre de Poche, 1a chemin du Gymnase à 1000 Bruxelles (Bois de la Cambre). Infos et réservations : 02/649.17.27 • reservation@poche.be • poche.be.