Arts

La danse, ce n’est pas (que) le pied !

Certains dansent avec leurs pieds. D’autres avec leurs roues. La danse inclusive est ouverte à toutes et tous, peu importe la condition physique ou mentale. Objectif : danser en partageant avec l’autre, mais aussi avec soi-même, en rompant les normes imposées d’un art ancestral.

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©SorayaSoussi
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Soraya Soussi

Soraya Soussi

 

Ils sautent, roulent, balancent la tête, se prennent la main, se regardent, s’ignorent, virevoltent, manipulent le fauteuil… "Les chaises, vous ne bougez pas assez !", débriefe Florent, professeur de danse, après un exercice improvisé. Florent donne cours de danse inclusive à l'école Carine Granson à Marche-en-Famenne. Ce type de danse mélange des personnes valides et des personnes porteuses d’un handicap. Ici, peu importe le type de handicap (physique et/ou mental) ou qu’on soit valide ou non d’ailleurs. "L’essentiel, c’est ce que le danseur transmet par ses mouvements. C’est le reflet de son âme et de ses émotions qui m’intéresse", décrit Florent. 

 

Elégance d’une chaise

Florent a 34 ans. À 17 ans, alors qu’il était apprenti couvreur, il fait une chute de plusieurs mètres. Résultat : il se retrouve à devoir apprendre une autre vie… en chaise roulante. "Avant mon accident, je dansais comme tout le monde en soirée. Mais après celui-ci, je ne pouvais plus faire ce petit pas de côté (le pas chassé) que je faisais. J’ai donc dû réinventer ma propre danse. J’ai décidé de m’inscrire dans une école de danse. Arrivé sur place, je leur ai demandé : 'Apprenez-moi à danser'. " Le jeune homme débute avec le break dance. Seul élève en chaise roulante de la classe, il apprend les appuis au sol avec son fauteuil. Puis, il se lance dans la danse classique. "Là, ça été un vrai bordel ! C’était vraiment compliqué car cette discipline demande de faire appel à de nombreuses techniques 'inadaptées' à ma situation. Mais le classique m’a appris à identifier les façons de me tenir dans ma chaise pour danser et donner une certaine élégance à celle-ci." 

Suite à sa formation de danseur, Florent a participé à de nombreux concours et projets artistiques. Il a également été finaliste de l’émission télévisée française "La France a un incroyable talent" et a co-fondé l’asbl UniVers Danse avec deux autres danseurs. Une école qui organise des cours de danse inclusive et adaptée (exclusivement pour personnes porteuses d’un handicap). Car pour lui, la danse est accessible à toutes et tous. "C’est quelque chose d’instinctif." Dans le cours de Florent, aucune technique n’est pré-requise. C’est la création collective qui est encouragée. Permettre à chacun d’exprimer ses singularités grâce à l’échange avec l’autre. 

De la singularité à la création collective

La créativité des danseurs est sans limite. Et elle est au cœur de ce type de danse. "Mes élèves sont des artistes car ils créent en permanence à partir d’eux-mêmes, de leur corps, de leur ressenti. Vous ne verrez jamais deux fois la même prestation." Mais cela demande un travail et une méthodologie spécifiques : "Ils ne reproduisent pas quelque chose à partir de moi, de pas que je leur enseignerais. Je ne fais que parler. Ils créent tout à partir de ce qu’ils ressentent, de ce qu’ils voient et réagissent en conséquence. Le jeu est un élément-clé dans la création."

C’est auprès du danseur, chorégraphe et pédagogue hongrois Rudolf Laban que Florent a trouvé sa méthodologie d’enseignement : "Comme lui, j’utilise une série de verbes d’action et des dynamiques de mouvement pour faire entrer les danseurs en interaction. Exemple : lancer une balle lentement à un endroit bien précis. Et j’observe comment ils vont procéder. Quelle dynamique ils vont appliquer." 

La complicité des danseurs naît de l’interaction et du partage de leurs émotions.

Cette création née à partir du danseur impose un travail et un questionnement sur soi. "Nous vivons dans une société codifiée où l’individu est déconnecté de lui-même", analyse Florent. Dès lors, il est parfois indispensable de faire appel à certaines techniques pour faire ressortir ce qui est enfoui en nous. Cas concret : Julie, l’une des élèves, est en colère contre elle-même, ne sachant pas comment répondre aux objectifs qu’elle s’impose pour suivre les indications du professeur. Florent lui rappelle de rompre avec cette notion d’objectif à atteindre pour laisser place au lâcher-prise. "Le plus dur pour eux, c’est de leur demander d’être artiste du début à la fin. Cela pose des questions : pourquoi fait-on ce mouvement, pourquoi pense-t-on à ça ? Quelle image voit-on ? On va assurément ressentir des choses qui nous touchent. Et cela peut être parfois contraignant. Parfois, on va déterrer des choses qu’il ne fallait pas. On peut être désarçonné. Ne pas savoir quoi faire avec ce sentiment. Et c’est justement là que c’est beau. C’est quand on déterre quelque chose qu’il ne fallait pas déterrer et qu’on travaille avec cela, qu’on le traverse, qu’on prend l’émotion qui en découle et qu’on danse avec elle.”
Le défi est alors double, car le danseur doit à la fois gérer les émotions qui ressortent de manière spontanée - puisqu’il est en interaction avec d’autres - et à la fois maintenir le contact et l’échange avec les partenaires. Une chorégraphie où le corps est en apparence plus simple à manipuler pour les uns, tandis que les autres excellent dans l’art de transmettre les émotions.

Le langage universel des corps

Julie, danseuse "valide" suit le cours de Florent depuis deux ans. Suite à l’accident de son compagnon, elle découvre la danse inclusive avec lui : "Nous voulions nous marier et danser lors du grand jour. Nous avons pris connaissance de ce type de danse lors des séances de revalidation. On a testé des cours cyclo danse (1), puis on a démarré les cours de danse inclusive avec Florent." Si son compagnon a laissé tomber la danse inclusive, Julie, elle, a continué : "On laisse libre cours à notre corps tel qu’il est. Chacun a une grande liberté d’agir. Et puis, c’est enrichissant humainement. Au départ, je pensais devoir être un soutien pour les autres, je me suis vite aperçue que le soutien était mutuel. Cela va dans les deux sens. Les autres ont besoin de nous et nous avons besoin d’eux pour danser."

Et d’ajouter : "On vient tous chercher quelque chose ici. Personnellement, ce type de danse me permet d’apprendre à lâcher prise dans la vie de tous les jours. C’est tellement différent. Cela fait du bien de partager autant et de se détendre à travers la danse qui ici, n’a pas de norme particulière."

Shirley, elle, est porteuse d’un handicap physique et mental. Si sa communication verbale est difficile, sa communication émotionnelle est percutante, évidente ! La jeune fille transmet tant d’émotions lorsqu’elle danse avec ses bras et sa tête qu’elle parvient aisément à entrer en interaction avec les autres danseurs et danseuses. La complicité qui naît de ses contacts avec ceux-ci est à couper le souffle. Elle donne à voir un véritable spectacle qui transcende nos émotions.


(1)   Les cyclo danses sont des danses en duo comprenant un danseur valide et un danseur porteur d’un handicap. Altéo propose également un séjour de danse où des cours cyclo danse sont organisés. D’autres cours pendant l’année ont lieu dans certaines régions. Plus d’infos : 02/246.42.26 ou par mail à alteo@mc.be

Histoires chassées croisées

La danse est une pratique ancestrale. Du rite au divertissement, cet art est depuis toujours ancré dans la culture de l’Homme.

Au fil de son histoire, la danse s’est déployée en de nombreux styles (classique, contemporaine, valse, tango, break dance, rock, etc.), marqués par les origines culturelles et les modes de l'époque. La danse s’est vue forgée par des normes et des techniques de plus en plus complexes. C’est durant la deuxième moitié du XXe siècle que la danse inclusive est explorée pour la première fois par Hilger Holger, danseuse dans les années 60. Son objectif était d’élargir la vision de la danse et le rapport au corps. Comme la Fédération Wallonie-Bruxelles de danse sportive l’indique sur son site internet, "la danse inclusive prend et met en valeur les singularités de chacun afin que toute personne trouve le plaisir du mouvement dansé. Elle est exemptée de toutes normes; en soi, la danse inclusive est la danse."
La danse inclusive revient ainsi aux principes fondamentaux de cet art : un corps en mouvement, rythmé par une musique, un son. Pour Florent, ce mouvement peut être réapproprié par toutes et tous. "La danse inclusive, c’est avant tout partager ensemble la même idée et questionner la façon dont on danse ensemble. On doit y accepter que chacun danse à sa manière."