Arts

Qudus Onikeku réveille la mémoire des corps

6 min.
Soraya Soussi

Soraya Soussi

Un corps meurtri est un corps qui se souvient. Plus il souffre, plus il est discipliné et plus il se renforce. Qudus Onikeku fait de cette conviction l'un des moteurs de son travail. Danseur, acrobate, chorégraphe nigérian, professeur de recherches en art à l'Université de Floride et fondateur de la QDance Company à Lagos, au Nigéria, cet artiste de 37 ans est l'un des chorégraphes majeurs de sa génération. Plus qu'un danseur, l'homme s'improvise philosophe. Sur fond de réflexions psychologiques, il réinvente la danse et invite son public à approcher une vision nouvelle du monde. Chaque grande question introspective l'amène à réaliser un spectacle : origine culturelle, nature profonde de l'être, l'être dans son individualité face à la collectivité, histoires de l'Afrique, (dé)connexion à la nature, etc.

Entrée en scène

Son talent et son inventivité le propulse sur la scène internationale. Ses spectacles "My exil is in my head", "Still/life" et "Qaddish" lui ouvrent les portes de festivals de renommée à travers le monde : la Biennale de Venise, le Festival d'Avignon, Roma Europa, le Yokohama Dance Collection au TPAM au Japon... Cette année, le chorégraphe revient en Europe pour présenter son dernier spectacle "RE:INCARNATION", notamment programmé à la Biennale de Lyon. Il a aussi fait un saut à Bruxelles, le temps d'une soirée le 4 juin dernier aux Halles de Schaerbeek. Dans la salle sombre, récemment rouverte après huit mois de fermeture, la compagnie des dix danseurs nigérians répète sur scène. Une voix à la fois amicale et ferme résonne du haut des gradins. De la régie, Qudus Onikeku corrige les déplacements de sa troupe. L'air concentré, les gestes directifs, le chorégraphe envoie son régisseur sur scène pour ajuster un projecteur.

À la fin de la répétition générale, à la lumière des projecteurs, son apparence se précise : Qudus Onikeku est petit, 1m65 tout au plus. Ses larges épaules confirment sa formation d'acrobate au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne qu'il termine en 2009. Il porte, comme à son habitude, une sorte de bonnet/casquette dépourvue de visière. On pourrait penser au gobi, chapeau traditionnel Yoruba, mais l'artiste préfère mélanger tradition et modernité. Ce sera donc un bonnet/ casquette rose. Un t-shirt blanc habillé d'un collier et un sarouel rayé dans les tons rouges accordé au bijou traduisent son goût pour l'esthétique vestimentaire. Interpellé par l'un des danseurs, Qudus Onikeku le prévient qu'il reviendra vers lui pour un débriefing après l'interview.

Découverte de soi, par le corps

Qudus Onikeku est décontracté, très souriant et suffisamment à l'aise pour parler devant un micro. Enfant, le danseur était pourtant introverti. Il grandit dans une famille nombreuse avec ses 12 frères et sœurs et d'autres cousins. "Mon père a deux femmes et nous vivions tous ensemble dans une grande maison. Autant vous dire que c'était rarement calme chez nous"Très tôt, il cherche la solitude "pour trouver une manière d'exister". Dans une grotte, dans un arbre. Un espace loin du bruit et des "directives" de ses 11 frères et sœurs ainés (il est l'avant-dernier).

Un jour, alors qu'il n'a que six ans, Qudus Onikeku découvre l'art de l'acrobatie. Les mouvements balancés du corps le captive. Il apprend, seul, quelques pirouettes et sauts périlleux. Plus tard, il comprend que c'était là son premier langage corporel. La première fois qu'il s'approprie une chose qui ne vient ni de son éducation musulmane, ni de sa culture Yoruba (important groupe ethnique de l'Afrique de l'Ouest - Nigeria, Bénin, Ghana, Togo, Burkina-Faso, Côte d'Ivoire), ni de son pays. La première fois qu'il s'écoute. Cette sensation ne le quittera jamais.

Rencontrer sa vocation

Dans les années 90, le Nigéria est en proie aux violences urbaines et aux conflits politico-religieux. "Certains jours, il nous était interdit de sortir. Petit, tu comprends que quelque chose ne va pas mais personne ne t'explique ce qu'il se passe." À cette époque, les universités nigérianes sont le lieu de toutes les manifestations et révolutions. L'un des frères de Qudus Onikeku, étudiant à l'université de Lagos, ramène une cassette de Fela Kuti, chanteur, saxo-phoniste et homme politique révolutionnaire nigérian des années 70. Un pionnier de l'Afrobeat. Qudus Onikeku a huit ans. "Pour la première fois, je me suis senti accompagné. Fela Kuti expliquait ce qui se passait dans mon pays et dénonçait toutes les injustices que nous vivions." C'est une révélation : "À partir de là, j'ai effectué une distinction entre les artistes et les musiciens. Fela Kuti est un artiste car il use de son art pour exprimer son engagement."

La rencontre avec la danse se produit à 13 ans. D'abord par les danses Yorubas, puis par les compositions de Fela Kuti et d'autres artistes africains. Le jeune Qudus sait qu'il veut devenir danseur professionnel et un artiste engagé comme son idole. Problème : il n'a aucune idée de la manière dont il peut traduire ses convictions et engagements par la danse.

En 2000, à la sortie des secondaires, il assiste pour la première fois à un spectacle de danse contemporaine. Trois ans plus tard, il rencontre Heddy Maalem, chorégraphe franco-algérien qui l'engage dans sa compagnie et devient son mentor. "Ce chorégraphe vient du monde des arts martiaux. Il a un rapport au corps très fort et profond. C'est lui m'a guidé dans cette quête de l'expression du corps pour transmettre ses engagements."

Comprendre son histoire

La place qu’on nous accorde dans le monde est celle que l'Histoire nous a assignée, selon le danseur. L'esclavage et la colonisation sont "une amnésie dans l'histoire des Africains." L'artiste remet au-devant de la scène la culture des Yorubas, présente bien avant ces sombres pans de l’Histoire africaine. En s'inspirant de leur philosophie, Qudus Onikeku offre à voir de nouvelles façons d'accueillir ce qui nous entoure et anime les débats d'aujourd'hui : les enjeux écologiques suite au réchauffement climatique, le racisme, les questions de genre, les conflits idéologiques et religieux, etc. "Chez les Yorubas, il y a ce principe de temps cyclique par la réincarnation qui diffère du temps et de l'espace linéaire dans la culture occidentale, par exemple. Il y a trois espaces : l'espace des morts (ancêtres) ; les enfants non-nés (les esprits) et la vie sur terre. Ces trois espaces existent en même temps. Il n'y a ni passé, ni futur." Cette vision de réincarnation remet en perspective notre rapport au monde. "Si tu reviens sur Terre, comment vas-tu prendre soin de ton environnement ? Si tu es un homme et que tu sais que tu peux revenir en tant que femme, quel genre de rapport vas-tu avoir avec les femmes autour de toi ?" 

En travaillant la question de la mémoire par le corps, le chorégraphe soumet une vision à la fois singulière et universelle : "Qu'est-ce que nous dit notre corps lorsqu'on entend un son, lorsqu'on voit une couleur ? Quels effets cela produit sur ce corps ?" Et de prévenir : "Notre mémoire a aussi été 'colonisée' par une série de codes sociaux, culturels, religieux, moraux... Il y a donc un travail de déconstruction à opérer pour observer notre nature profonde."

La culture des Yorubas permet à Qudus Onikeku de reconstruire l'Histoire pour créer. C'est ce qu'insuffle également l'énergie et la "black joy" en Afrique, comme la nomme l'artiste, malgré ce passé de souffrances. La jeunesse africaine en est l'incarnation. "Si vous vous baladez dans les rues de Lagos, les gens sont remplis de vie. Les jeunes se sont approprié divers styles de danses, de courants musicaux comme l'Afrobeat, le Hip-Hop, le groove qui ont traversé l'histoire. Aujourd'hui, ils en ont inventé de nouveaux. Ils dansent sur des sons traditionnels mélangés à d’autres courants musicaux en portant des jeans. C'est naturel chez eux. Ils laissent exprimer leurs corps." Et d'ajouter : "Les gens critiquent souvent le fait que je change de musique et de style de danse. Ils veulent quelque chose qu'on peut comprendre, qu'on peut standardiser. Mais moi, je suis dans le voyage."

Recherche perpétuelle

L'influence des Yorubas dans son dernier spectacle place au-devant de la scène notre connexion à la nature par une prédominance des couleurs offrant un spectacle visuel inouï : "Ces couleurs utilisées par les Yorubas sont liées aux éléments naturels. Nous n'avons pas décidé des couleurs de la nature. Nous l'intégrons comme elle se présente à nous. C'est à partir de ce qui est naturel que les Yorubas construisent leur philosophie. C'est pour ça que quand ils ont été emmenés comme esclaves outre-Atlantique (au Brésil, à Cuba...), sans aucun bagage, ils ont pu tout reconstruire. Leurs connaissances des éléments naturels a permis de garder leur mémoire et leur culture intactes. Quand les Sénégalais dansent, ils sautent haut. Cette façon de faire est influencée par la connexion à la terre qui les propulse. Quand les Yorubas dansent, ils ondulent le haut du corps. C'est parce qu'ils représentent la rivière. La danse répond à la nature. Il y a une communication et une connexion au vivant."

Grâce à son poste en tant que chercheur au Centre d'art et des migrations à l'université de Floride, Qudus Onikeku intègre, dans les innovations technologiques, des cultures anciennes méconnues : "Je me questionne sur comment l'intelligence artificielle, l'augmentation de réalité, etc., dominées par l'Occident, peuvent inclure les cultures indigènes d'Amérique latine, des Yorubas, des aborigènes d'Australie, etc. Comment tous ces peuples qui n'ont jamais participé à l'avènement des nouvelles technologies peuvent y trouver une place. Le savoir est une question de diversité, d'échanges, de collaborations, si on prend conscience de cela et qu'on l'applique, on peut changer le monde !"

L'interview terminée, son énergie débordante et son large sourire font place à un air plus sévère. Qudus Onikeku s'approche du danseur qui attendait son débriefing.

Pour en savoir plus ...

Pour en savoir plus sur l’artiste et son travail : qudusonikeku.com