Expositions

Au corps à corps avec la réalité

5 min.
© Tempora
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Sandrine Cosentino

Sandrine Cosentino

L’hyperréalisme est un courant artistique qui apparaît aux États-Unis à la fin des années 1960, à l'instar du Pop art et du photoréalisme, en réaction à l'art abstrait (1). Les artistes cherchent à imiter les formes, les contours et les textures du corps humain afin d'en offrir une illusion parfaite. Il faut bien reconnaitre que c'est bluffant. Tantôt habillés, tantôt nus, tantôt à taille humaine, tantôt en miniature ou gigantesques, tantôt corps entiers, tantôt morceaux de corps, l'exposition rassemble des œuvres qui permettent d'avoir un aperçu du mouvement hyperréaliste.

Six sections guident le visiteurs à travers le travail de nombreux artistes : John DeAndrea, Duane Hanson, Patricia Piccinini, George Segal, Marc Sijan… Pas moins de 31 artistes rassemblés autour du thème "Ceci n'est pas un corps". Les origines variées de ceux-ci (Afrique du Sud, Australie, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, États-Unis, Grande-Bretagne, Italie, Japon, Macédoine du Nord, Serbie, Sierra Leone, Suède et Suisse) soulignent bien le caractère international du mouvement.

"Nous voulions un thème actuel et qui interpelle un large public, confie François Henrard, directeur de projet chez Tempora en charge de la con­ception et de la réalisation de l'exposition pour La Boverie. Le corps dans la société d'aujourd'hui est magnifié sur les réseaux sociaux ou est exposé en permanence mais en même temps caché. Cela nous paraissait important de mettre la réflexion autour du corps au centre de l'exposition. Et quoi de mieux que la sculpture hyperréaliste pour le faire... Cela nous interpelle tous."

Transmettre un message

Caroline de Daniel Firman est de dos et a les avant-bras appuyés contre le mur.

La section "Répliques humaines" crée l'illusion de la présence de gens ordinaires figés dans leurs mouvements. Les artistes s'efforcent de rendre fidèlement les textures de la peau humaine et d'intensifier l'illusion de la réalité en combinant les sculptures avec des objets réels. Caroline de Daniel Firman est de dos et a les avant-bras appuyés contre le mur. Ses bras et sa tête sont dissimulés sous son pull. Pendant quelques secondes, le visiteur peut se demander pourquoi cette jeune fille est en détresse… avant de se rendre compte qu'il s'agit d'une sculpture. Caroline a été interrompue dans son mouvement. Est-elle en train d'ôter son pull ou de l'enfiler ? Sans voir son visage, il est difficile pour le visiteur d'interpréter son geste mais sa posture suscite l'inquiétude. En arrêtant les mouvements au moment de l'effort, Firman cherche à mettre en évidence l'énergie du corps lors­qu'il est en action. "Lorsque je guide une visite, raconte François Henrard, j'insiste sur le fait que nous ne sommes pas chez Madame Tussaud ou au musée Grevin. Les artistes veulent faire passer un message. L'hyperréalisme est un moyen pour y arriver, ce n'est pas le but final."

Les "Monochromes" se concentrent uniquement sur les formes et les contours du corps. Au premier abord, l'absence d'utilisation de couleurs naturelles atténue l'effet réaliste. Mais les qualités esthétiques du corps humain sont ainsi mises en valeur.

À partir des années 1980, certains artistes utilisent l'effet hyperréaliste pour représenter uniquement des morceaux de corps. Des bustes, des mains, des jambes… Les artistes se servent de fragments de corps afin d'ouvrir de nouvelles perspectives à la prise de conscience de l'existence physique. Catalina de Carole A. Feuerman fait partie d'une série représentant des bustes de baigneurs. De fines gouttelettes d'eau sont vi­sibles sur la peau de la nageuse, comme si elle venait de sortir de la piscine… En utilisant des parties spécifiques du corps, les artistes invitent le spectateur à se concentrer sur un élément mis en valeur et espèrent également faire passer un message : humoristique, paisible ou dérangeant…

Le buste de Catalina de l'artiste Carole Feuerman semble sortir de la piscine.

D'autres artistes jouent avec la dimension de la représentation humaine. Un bébé de 5 mètres, un homme âgé recroquevillé d'environ 50 centimètres… C'est troublant ! Le visiteur est forcé de s'adapter à une nouvelle perspective. Une œuvre surdimensionnée produit un effet de distanciation tandis qu'une sculpture de taille réduite suscite l'empathie et renforce l'impression de fragilité des personnages. Dans Embrace, Mar Sijan re­présente un couple nu qui s'enlace. Les deux personnages sont assis en tailleur et la sculpture fait moins d'un mètre. Il y a une telle émotion et un tel réalisme dans cette étreinte que le visiteur peut avoir le sentiment d'être entré dans l'intimité du couple.

C'est à partir de l'Antiquité que la volonté de représenter les éléments au plus près possible de la réalité visuelle se développent. Au Moyen âge, les représentations deviennent plus symboliques mais les artistes de la Renaissance réintroduisent l'idée que l'art doit être le miroir du monde. Cette notion sera le critère d'appréciation de l'art jusqu'à la première moitié du XIXe siècle. Les courants modernes explorent d'autres manières d'appréhender la représen­tation jusqu'à l'apparition de l'art abstrait. Le courant hyperréaliste retourne aux préoccupations de créer l'illusion parfaite de la réalité. (2)

La technologie au service de l'art

Les progrès scientifiques et les nouvelles technologies ont profondément changé notre réalité. C'est ce que veut montrer une partie de l'exposition en proposant des réalités déformées : un personnage masculin en lévitation joue avec la gravité, une œuvre assemble un corps féminin et un produit commercial, un bébé déformé semble avoir subi des mutations génétiques. En utilisant des images manipulées numériquement, Evan Penny produit des effets de distorsion, de telle sorte que, quel­le que soit la perspective dans laquelle se place le spectateur, il est toujours confronté à une image déformée. Il cherche à démontrer que l'imitation "parfaite" du réel est impossible à atteindre et que toute représentation illusionniste du réel implique une part d'artificiel et d'interprétation.

Y a-t-il encore une frontière entre la réalité et la technologie ? Certaines sculptures parlent, respirent… Les humains deviendront-ils des œuvres d'art ? Le public est aussi invité à se poser des questions sur l'avenir de la sculpture hyperréaliste.

Habillé ou nu ?

Les visiteurs admirent les sculptures hyperréalistes de corps nus.

Pour parler du corps, les artistes le représentent de différentes façons et aussi nu. Depuis l'Antiquité, la re­présentation artistique de la nudité existe et occupe une place importante dans l'art grec et romain. Les artistes antiques mettaient un point d'honneur à représenter des nus "parfaits", en idéalisant les corps. Les représentations de nus varient en fonction de l'é­po­que, de la société, de l'évolution des mentalités et des objectifs menés par les artistes. (2)

Dans "Ceci n'est pas un corps", les nus représentent moins de 10% des œuvres, selon François Henrard. L'ensemble est accessible à tous, donc aussi aux familles, et permet d'aborder différents thèmes comme la relation au corps, les étapes clés de la vie (la naissance, la vieillesse, la mort), la nudité. Pour le directeur de projet, "il ne s'agit pas de voyeurisme, pas plus que les sculptures faites par les Grecs anciens ou le David de Michel-Ange. Une seule œuvre met ce thème en avant et c'est l'intention de l'artiste de choquer. Si le visiteur préfère ne pas la voir, elle est un peu à l'écart. L'artiste ne donne pas les clés pour comprendre qui est cette fille et pourquoi elle est nue par trois fois sur une table. Lors des visites guidées, j'ai souvent des débats avec le groupe et c'est aussi à ca que peut servir l'art."

Il y a une véritable volonté de la part des commissaires qui ont conçu l'exposition de proposer de l'art acces­sible à tous, et pas seulement aux initiés. "Les amateurs d'arts vont y trouver ce qu'ils cherchent car les plus grands noms de l'art contemporain sont représentés (Ron Mueck, Mau­rizio Cattelan, Berlinde de Bruyckere, John Deandrea, Carole Feuerman) mais c'est aussi une bonne porte d'entrée pour les personnes qui ne vont pas souvent dans les musées. C'est une exposition pour tous", conclut François Henrard. Une exposition exceptionnelle que La Boverie a la chance d'accueillir pour quel­ques mois encore.

 

Pour en savoir plus ...

Jusqu'au 3 mai inclus · Musée de la Boverie, Parc de la Boverie 3 à 4020 Liège · 02/549.60.49 · www.expo-corps.be · 15 EUR · Gratuit pour les enfants de moins de 6 ans · réductions possibles · ouvert du mardi au vendredi de 9h30 à 18h et le week-end de 10h à 18h