Expositions

Dopartmine, artiste de la couleur

3 min.
© Les Gastrosophes
© Les Gastrosophes
Sandrine Cosentino

Sandrine Cosentino

Souriant et taquin, Ahmed Chelbi ne lève qu'un morceau du voile sur les mois qu'il a passés dans la rue. Il ne tient pas à évoquer les raisons qui l'y ont amené. Il préfère partager sa joie de vivre, son amour pour l'art, sa passion pour la couleur. Né dans un quartier artistique d'Algérie en 1976, il a passé son enfance à côté d'une marbrerie. Cadet de la famille, il a délaissé l'école à 14 ans pour commencer à travailler. C'est à la mort de son grand-père qu'il a décidé de quitter son pays natal.

Arrivé en Belgique en 2008, l'homme est certain de suivre la voie artistique. Pourtant, au quotidien, il lui faut joindre les deux bouts. "La Belgique m'a aidé dans le sens où elle m'a dit : 'Tu dois t'en sortir, tire ton plan mais essaie de vivre dans la paix et la tranquillité', confie-t-il pudiquement. Quand j'étais dans la précarité, dans la rue, j'ai demandé de l'aide. Mais j'ai toujours essayé de remonter la pente, de régler mes problèmes. Quand je ne trouvais pas de solution, j'allais voir des personnes avec de l'expérience pour m'orienter." Ahmed Chelbi vit aujourd'hui au quatrième étage d'un immeuble à Molenbeek où il se sent bien, même s'il regrette parfois de ne pas pouvoir y accueillir d'animaux. "J'ai horreur des gens qui ne s'écoutent pas et laissent leur vie se rouiller. Je ne veux pas faire de même. Au contraire, je me suis concentré pour ne côtoyer que des personnes bienveillantes et ne pratiquer que des activités enrichissantes."

De l'art dans la dopamine

Ahmed Chelbi, debout de dos, peint un grand mur.L'objectif d'Ahmed Chelbi : apporter du bien-être et du bonheur grâce à la couleur. Il glisse "art" au milieu du mot dopamine pour créer son nom d'artiste : Dopartmine. Il travaille sur
la manière dont les couleurs résonnent chez les personnes.

Il expose ses peintures et sculptures dans des associations bruxelloises venant en aide aux personnes en situation de précarité : DoucheFLUX, l'Ilot, la Fourmilière, Hobo… En 2019, il a réalisé des objets symboliques pour décorer l'arbre des morts de la rue. Planté en 2011 place de l'Albertine à Bruxelles, ce cerisier du Japon est un monument vivant en hommage aux sans-abris décédés dans la rue.

En décembre dernier, l'artiste a offert une centaine de petits tableaux aux femmes incarcérées à la prison de Berkendael. "Cela peut paraitre anecdotique mais ces cadeaux étaient
porteurs d'un message qui a beaucoup touché les détenues", se souvient Louise Martin Loustalot des Gastrosophes, une ASBL qui récupère les invendus alimentaires bios et
locaux, les transforme et les offre lors d'événements socio-culturels.

Pour Aube Dierckx, coordinatrice du magazine de DoucheFLUX, association offrant aux personnes les plus démunies des services de première nécessité, les talents de l'artiste apportent de la sérénité. Elle utilise régulièrement ses oeuvres pour illustrer certains articles, la plupart écrit par des personnes en situation de précarité. Les tableaux contrebalancent la violence des mots : "Quand on lit des propos sur la pauvrophobie (1), on a le moral à zéro. Avec le tableau d'Ahmed en fond, on peut s'évader."

Du volontariat pour exister

Un côté enfantin mais aussi une grande sagesse, une sensibilité, de l'empathie, de la générosité et surtout de l'autonomie : voilà comment les personnes qui côtoient Ahmed au quotidien le perçoivent. Lui révèle plutôt son côté "sans filtre" : "Je dis ce que je pense, ça coule comme de l'eau. Pourquoi suis-je franc ? J'ai vécu (trop) longtemps seul depuis l'enfance. J'ai galéré aussi. Et la galère te fait grandir vite. J'ai l'impression d'avoir 80 ans par rapport à mon expérience de vie."

L'engagement de l'artiste se matérialise aussi dans le volontariat : "Je veux partager ce que j'ai vécu dans la précarité. C'est grâce au volontariat qu'on peut exister dans la société
si on n'a pas une situation reconnue." Pour peindre et sculpter, Ahmed Chelbi utilise différentes techniques. En 2017, un grave accident l'a empêché momentanément d'utiliser ses pinceaux. Il a alors utilisé ses doigts à la place. "Ce malheur m'a donné encore plus de force. J'ai dépassé la douleur grâce à la couleur et au bruit de l'eau qui coule." La mer l'apaise
car le ressac permet de se détacher du négatif et de ramener le positif.

(1) Pauvrophobie : phénomène caractérisé par un comportement hostile à l’égard des personnes qui vivent en situation de précarité.