Expositions

"On a tous des préjugés"

4 min.
© BELvue
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Estelle Toscanucci

Estelle Toscanucci

Bruxelles, place Royale. Il est presque 9h30. Devant l'entrée du Musée BELvue, une vingtaine d'étudiants attend son ouverture. Ça papote, le brouhaha est joyeux, les postures détendues, malgré le vent piquant. Cette classe de 4e année de l'enseignement secondaire à l'Athénée royal de Koekelberg s'apprête à participer à l'exposition interactive "la fabrique de la démocratie". Son objectif est ambitieux : inviter les jeunes gens, à partir de 14 ans, à confronter leurs idées, à donner leur avis sur des sujets touchant à la diversité de la société. Des thématiques pas forcément sexy, et les risques de faire un coup dans l'eau sont importants.

"Cette expo existe depuis 2011, explique Mathilde Oechsner, chargée de communication pour le musée, elle a été conçue en collaboration avec la Fondation pour l'éducation à la paix , basée à Utrecht. Cette fondation a déjà développé plusieurs expos sur ce thème, aux Pays-Bas et à l'étranger." Une expérience utile pour toucher une cible exigeante. Pas question de proposer une visite contemplative ! Le jeune doit s'activer, il doit accomplir des tâches, manipuler, triturer, faire des choix. Les thèmes abordés font partie du quotidien : les préjugés, la diversité culturelle, religieuse, de genre, l'identité, l'ap partenance, la liberté… La forme ? Des bornes reliées les unes aux autres par de gros tuy aux. Et une feuille de route pour chaque étudiant.

D'accord ou pas d'accord ?

En pratique, ça donne quoi ? Les jeunes filles et jeunes gens traversent un couloir dans lequel les bornes sont installées. Un peu plus loin, dans une salle, Daniel les attend. Il est bénévole à School zonder racisme, et donne le "la" : "Je vous propose de constituer des duos et de prendre vos feuilles de route. Chaque duo doit passer par toutes les bornes, vous pouvez commencer par n'importe laquelle de celles-ci. On se retrouve ici dès que vous avez terminé." Les binômes se forment. Ils sont multiculturels mais rarement mixtes. L'expérience peut commencer. Il ne faut pas attendre dix minutes pour constater que le concept "accroche". Pas un duo ne semble perdu, isolé, décontenancé. Chaque borne invite à prendre des décisions et à peser le pour ou le contre. Il faut équilibrer une balance avec des poids, se regarder dans un miroir déformant, dévoiler des photos, répondre à des questions : "Un juge estime que la loi sur la consommation de drogues n'est pas bien rédigée. Il corrige le texte et juge en se basant sur sa version. Peut-il le faire ?", "Un chômeur liégeois a déménagé à Gand pour trouver un emploi. A-t-il raison ?", "Comment un peuple peut-il se débarrasser de son dictateur ?", "Tu apprends qu'un élève de ta classe est séro po sitif, tu fais quoi ?".

Chacun, dans son carnet, note son avis, mais le duo doit choisir une réponse pour faire avancer la machine et passer à une autre borne. "Les réactions sont spontanées, dit Mathilde, les jeunes croient se connaitre mais souvent ils se découvrent." Ils se croisent, ils discutent, ils rient parfois, pour cacher une gêne. C'est le cas, par exemple, devant la borne qui traite de l'homosexualité. Mais l'ambiance est respectueuse dans l'espace aéré et lumineux du bel édifice.

Fabriquer du recul

Cet engouement ne surprend pas Véronique, professeure de philosophie et citoy enneté. "J'ai accompagné de nombreuses clas ses dans cette découverte de l'exposition. Et, avec la plupart d'entre elles, ça fonctionne ! C'est un parcours ludique, interactif, physique, varié, coloré et proposé dans un cadre très beau. C'est important, les élèves se sentent respectés. La plupart des thématiques présentées ici sont celles que j'aborde en classe : les stéréotypes, la participation à un processus démocratique, les discriminations… Et puis, 'la fabrique de la démocratie' fabrique aussi du recul. C'est une façon plus indirecte d'aborder des questions délicates, de canaliser les débats."

11 heures, la totalité des bornes ont été manipulées.

Les feuilles de route sont noircies. Les réponses pourront être transcrites dans une application informatique qui génère un document de feedback personnalisé. Les participants qui le souhaitent peuvent le télécharger, chez eux ou à l'école. Daniel invite à nouveau les adolescents à s'installer dans la salle. Depuis le début de cette année, une animation prolonge l'expérience, pour renforcer l'impact et approfondir certains sujets. Daniel se lance : "Qu'avez-vous retenu ?" Quelques doigts se lèvent immédiatement : "que chacun a sa propre opinion et qu'on fait des choix différents", "qu'on a tous des préjugés sans le savoir", "qu'on naît avec des préjugés", "pas d'accord ! On récolte les préjugés au fil du temps, avec ce qu'on nous raconte et ce qu'on entend dans les médias". Le débat est lancé.

Daniel demande alors aux jeunes de constituer des groupes, avant d'entamer une nouvelle activité. Spontanément, deux des quatre groupes ne sont pas mixtes. "On se mélange, s'il-vous-plaît", engage Véronique. Daniel distribue des photos et demande : "si vous croisez ces personnes dans la rues, lesquelles vous inspireraient confiance ? Classez-les par 'ordre de confiance décroissante'". Spontanément, les jeunes mettent sur le podium cette jeune femme qui pose avec ses deux enfants, il y a ce vieil homme, dont l'âge inspire à certains de la sympathie, il y a ce motard tatoué, ce jeune type à l'air louche, avec son "sweat à capuche", et ce quadra en "costard cravate". Chaque groupe y va de son classement, les jeunes ne sont pas dupes. Ils savent qu'ils vont être surpris et sont conscients des limites de l'exercice. Alors, qui sont ces gens sur les photos ? Ils découvrent un chirurgien adepte de la moto, un prof d'université au look inhabituel, mais aussi le tueur en série Ted Bundy, le criminel de guerre Klaus Barbie et Samantha Lewthwaite, jeune britannique accusée d'avoir fomenté plusieurs attentats terroristes. De nouveaux préjugés sont exprimés, ou cassés. Les échanges reprennent. "Au fil des ans, je remarque un glissement dans les thématiques qui interpellent, confie Véronique. Par exemple, les discussions autour de la question du voile étaient plus virulentes avant. Aujourd'hui, ce sont les questions de sécurité, de la peur, du terrorisme qui sont davantage abordées."

12h30, la visite se termine, la parole s'est libérée et les estomacs commencent à se manifester. Une brise de satisfaction parcourt l'allée qui mène le groupe vers la sortie et les trottoirs de Bruxelles. "15 ou 16 ans, c'est l'âge parfait pour aborder ces thématiques conclut Véronique, le chemin de la réflexion se construit, il ouvre vers de nombreux horizons et apprentissages."

Pour en savoir plus ...

En pratique

"La fabrique de la démocratie" présentée à Bruxelles est bilingue. Les professeurs et groupes intéressés peuvent y avoir accès gratuitement. Actuellement, un exemplaire est installé à Liège et deux autres se trouvent de manière définitive au Parlement de la Communauté germanophone à Eupen et à Anvers. L'outil se trouve au musée BELvue jusqu'en juin. Ensuite, il pourra être loué par des communes ou organisations. Les 40 modules qui constituent la fabrique ont été conçus pour être accessibles à tous. Trois parcours de visite sont envisageables, selon les connaissances et les capacités de concentration des groupes. L'exposition est facilement transportable et s'adapte à des espaces différents.

 

>> La fabrique de la démocratie au musée BELvue, place des Palais 7 à 1000 Bruxelles, jusqu'au 1er juin • à partir de 14 ans, en classe ou en groupe • deux possibilités de visite : visite encadrée par un animateur suivie d'un workshop (3h) ou visite autonome (1h30) • Gratuit, réservation en ligne obligatoire sur www.belvue.be • dossier pédagogique téléchargeable sur le www.fabriquedelademocratie.belvue.be