Lectures

Ce que raconte notre assiette 

6 min.
Julie Luong

Julie Luong

Hamburger-frites : régresser et transgresser 

À chaque fois que nous prenons un repas, c’est tout un système de signes qui est mobilisé, comme le montrait déjà le sémiologue Roland Barthes, dans ses Mythologies (1957) à propos du bifteck-frites : “Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C'est le cœur de la viande, c'est la viande à l'état pur, et quiconque en prend, s'assimile la force taurine.” Quelques décennies plus tard, ce plat à haute valeur symbolique ajoutée serait détrôné par McDonald’s et consorts qui érigeraient, au rang de classique, un plat standardisé et mondialisé, aussi mauvais pour la santé que populaire : le burger-frites.

Le journaliste Didier Pourquery, auteur d’Histoire de hamburger-frites avait 17 ans lors de sa “première fois”, en 1971, à Chicago. “Comment manger ‘ ça ‘ ? J’avais regardé le garçon à moustaches tombantes qui m’accompagnait, un natif de l’Illinois, et je fis comme lui. Je renversai mes frites dans l’emballage ouvert du hamburger, déplié largement. Puis mordit sans hésitation dans l’édifice tout rond.” Le rituel du burger-frites provoque chez bon nombre d’entre nous un genre de plaisir un peu sauvage, même si tout est artificiel : la viande hachée menu, le pain industriel, les sauces bourrées d’additifs. “Rapide, mais satisfaisant”, écrit Didier Pourquery. 

Tout faux

La satisfaction, bien sûr, n’a qu’un temps. Deux heures plus tard, le plat apparemment roboratif n’était que de l’air. Normal, répond Pourquery : “Avec le hamburger comme avec Disneyland, on barbote dans le faux”. On avale une histoire, on se réconcilie en quelques bouchées avec le capitalisme et le gras, mais au final, tout n’était qu’une illusion : on a faim. Quant à savoir qui a eu l’idée, un jour, de flanquer un steak haché entre deux tranches de pain… La clef se trouve certainement à Hambourg – d’où le hamburger tire son nom. À la fin du 19e siècle, c’est de ce port que partait la majeure partie des Européens souhaitant rejoindre les États-Unis. On y trouvait partout de la viande hachée, sous forme de boulettes et de saucisses. Il est à parier qu’elle finit dans un pain pour pouvoir être emportée plus facilement, mangée debout et sans couverts, tout en évitant de s’en mettre partout (ou du moins en limitant les dégâts). 

C’est grâce à deux frères, Richard et Maurice McDonald, qu’il connaîtra ensuite ses heures de gloire outre-Atlantique. En 1958, ces deux-là ouvrent un comptoir à San Bernardino, en Californie, basé sur le speedee service system. Exit la causette avec le client : on sert vite et bien, directement au comptoir. 

Unami, mon amour

Le nutritionniste américain Steven Witherly a cherché à décrypter pourquoi nous aimions la  junk food, en se penchant plus particulièrement sur le cas du Big Mac. Il y a d’abord le pain au lait et sa haute teneur en sucres (ou glucides), hautement addictifs. Ensuite la viande, qui satisfait nos besoins en “unami”, cette cinquième saveur (aux côtés de l’acide, de l’amer, du sucré et du salé), qu’on peut traduire par “savoureux”. Saveur découverte dans le lait maternel, hautement recherchée par les chefs, et présente dans certains fromages comme le roquefort ou le parmesan, les asperges, les anchois, les bouillons, la sauce soja… 

Aujourd’hui, le burger-frites s’est embourgeoisé. À la carte de la plupart des brasseries, il se décline en version luxe. Ses qualités diététiques n’en restent pas moins mineures et c’est peut-être paradoxalement ce qui fait son succès. Si nous aimons les burgers, c’est non seulement tout en sachant que ce n’est pas bon pour nous, mais peut-être même “parce que nous savons que ce n’est pas bon pour nous”. Au temps de la police alimentaire, le burger est un plaisir non seulement régressif mais transgressif. Son petit goût d’interdit fait son charme. 

La faim du pays : se souvenir et transmettre

Dans La cuisine de l’exil, Stéphanie Schwartzbrod a réuni les récits et les recettes des migrants qui ont trouvé dans la cuisine une manière de conserver le lien avec leur culture et leur passé, tout en les partageant avec d’autres. “Quand on quitte un pays, la cuisine est peut-être la chose la plus facile à transporter. Quand les produits sont à peu près disponibles, les recettes font partie de ces rares souvenirs qui peuvent reprendre vie, redevenir tangibles grâce à une odeur ou un goût venu de l’enfance. Alors, ce qu’on a laissé derrière soi surgit soudain”, écrit l’auteure. Des années 20 jusqu’à nos jours, de l’Asie à l’Amérique latine, en passant par l’Afrique et le Moyen-Orient, Stéphanie Schwartzbrod a interrogé ces hommes et ces femmes “déracinés”, “coupés en deux”, dont la vie “raturée” ne se recompose jamais mieux qu’au cœur d’un repas. 

Nems et bœuf bourguignon

Née en 1954 près d’Hanoi, Françoise raconte par exemple qu’elle ne savait pas cuisiner à son arrivée en France, à vingt et un ans. Elle dit son désarroi face au riz camarguais, si différent du riz gluant asiatique. Et la manière dont, peu à peu, la cuisine lui permettra de tisser un lien entre ses nouveaux amis et sa mère restée au Vietnam. “C’est en cuisinant pour des amis français que j’ai appris à faire la cuisine vietnamienne. J’étais fière de leur faire découvrir des plats asiatiques car je sentais qu’ils appréciaient énormément ma cuisine. J’écrivais à ma mère pour lui demander des recettes de plus en plus compliquées (…) Quand tu aimes cuisiner pour les autres, rien n’est impossible.” Françoise a fini par planter un bananier dans son jardin pour pouvoir en utiliser les feuilles dans ses recettes vietnamiennes. 

Et puis, il y Lina, Arménienne de Syrie arrivée en France en 2014, qui raconte sa découverte enthousiaste du pain et du fromage français, les kilos qui s’en suivent, et cette étrange culture du “bio ” comme produit de luxe. “En Syrie, la plupart des fruits et légumes sont bios. Il n’y a pas d’agriculture intensive. Ici, si on veut manger bio, on est obligés de se fournir dans des magasins spéciaux et c’est beaucoup plus cher.” Les supermarchés arabes ou turcs permettent à Lina de réaliser les mêmes plats que ceux qu’elle préparait en Syrie, mais il manque toujours quelque chose. La confiture de roses, par exemple. Et peut-être un certain sens de la fête. “Chez nous, nous cuisinions pour de grandes tablées et nous nous rassemblions à plusieurs femmes pour les préparer, lors de grandes fêtes. Ces fêtes me manquent.” 

Manger pour exister 

“Dis-moi ce que tu manges et je te dirai ce que tu es…”, écrivait Brillat-Savarin dans Physiologie du goût (1825). Dans Manger, c’est culturel, la professeure de littérature Christine Ott se penche sur les multiples facteurs qui nous font dire “j’aime” ou “je n’aime pas”. L’auteure rappelle la tendance actuelle à réduire l’alimentation à des critères nutritionnels – et par-delà, sanitaires et esthétiques – alors qu’elle occupe dans nos vies bien d’autres fonctions. “Les psychologues et les psychanalystes ne se privent pas de rappeler que les médecins et les nutritionnistes se trompent quand ils prétendent soigner des phénomènes comme le surpoids et les troubles alimentaires à l’aide de tableaux caloriques, de régimes et de connaissances nutritionnelles, laissant de côté un facteur qui ne se laisse pas saisir par la valeur calorique ou la teneur en vitamines : la signification psychologique de l’alimentation.” En psychanalyse, le rapport à la nourriture est ainsi perçu comme un décalque du rapport à la mère et des conflits psychiques. Mais d’autres facteurs comme l’environnement, les discours sociaux et les stimulations extérieures doivent aussi être pris en compte pour comprendre comment se détermine ce rapport. L’alimentation manifeste aussi une appartenance culturelle, qu’il s’agisse d’un pays ou de la classe sociale. Aux distingués l’avocat et le quinoa, quand il était hier de bon ton de manger de la viande. 

Expérience immédiatement disponible 

Des troubles alimentaires de madame Bovary aux boîtes de conserve des héros houellebecquiens – Christine Ott puise dans la littérature les exemples qui permettent de comprendre les dimensions contrastées du lien à la nourriture, et notamment la dimension de genre : quelles que soient les avancées en matière d’égalité, nos imaginaires restent marqués par l’idée qu’une bonne mère est aussi une bonne cuisinière. Dans un monde toujours plus complexe, Christine Ott montre aussi que les décisions alimentaires comme ne plus manger de viande ou n’acheter que du café équitable relève d’une volonté d’exercer un contrôle sur notre corps mais aussi sur un ordre socio-économique. “Manger convenablement, ou du moins essayer, c’est être conscient des conséquences à l’échelle mondiale de tel ou tel choix alimentaire.” Mais surtout, manger serait devenu une manière de se prouver son existence ou, pourrait-on dire, d’expérimenter son degré de présence au monde. “Dans une époque dominée par les médias à distance et la peur d’une déréalisation et d’une virtualisation généralisée, manger est une expérience immédiatement disponible. Garant de proximité, ce stimulus sensoriel permet, comme l’acte sexuel, un contact immédiat (extérieur et intérieur) avec quelque chose d’autre.”