Lectures

Instantanés de l'oubli                  

3 min.
(c)Guy Focant
(c)Guy Focant
Julien Marteleur

Julien Marteleur

Dans le livre de Guy Focant, peu de mots : les 51 clichés qui s'y trouvent parlent d'eux-mêmes. Durant près de deux ans, jusqu'en juin 2019, il s'est discrètement immiscé dans la vie des pensionnaires et du personnel du cantou du Foyer Sainte-Anne de Namur. L'endroit où sa maman, atteinte de la maladie d'Alzheimer, a terminé sa vie. "Au départ, il n'était pas question d'un livre : je voulais photographier ma mère, conserver des souvenirs, révèle le photographe. C'était un moyen d'accepter plus facilement la situation. Au fil de mes visites, je me suis rendu compte que ma démarche ouvrait le dialogue, avec les autres pensionnaires mais aussi avec leurs proches et le personnel soignant. Ce sont ces conversations qui m'ont permis d'adopter un ton juste dans mes photos, de trouver un équilibre entre le journal intime et le reportage."
Pour réaliser ce projet, Guy Focant a dû convaincre. La direction de l'établissement d'abord, pour laquelle aucun cliché ne pouvait paraître sans l'accord écrit des personnes photographiées. Les familles ensuite qui, dans certains cas, étaient les seules à pouvoir consentir à la diffusion de ces images à la place de leur proche en état de désorientation. Et puis, il y a le tabou, bien réel, qui entoure encore la maladie d'Alzheimer. Accompagner un être cher au cours de cette désorientation progressive est déjà une épreuve. Accepter qu'on la fige sur papier et qu'on la diffuse, en est une autre. "Légitimement, certains me disaient : 'Maman n'aurait pas voulu qu'on la voie comme ça', ou 'Je n'ai pas envie de laisser cette image de Papa'", raconte Guy Focant. Il décide alors de montrer régulièrement aux familles ses prises de vue. Petit à petit, la parole se libère, les cœurs s'allègent. "Ces séances ont permis de révéler l'aspect thérapeutique de ma démarche. Plus qu'un reportage, il s'agissait ici d'un hommage, aux pensionnaires bien entendu, mais aussi au personnel soignant et accompagnant, qui effectue un travail extraordinaire où la patience et l'humanité sont fondamentales."

(c)Guy Focant

"Hier a disparu, demain n'existe plus"
Ce qui frappe dans les images de Guy Focant, c'est le contraste qui se dégage entre cette maladie - qui, par sa nature même, isole – et la présence permanente qui entoure ceux qui en souffrent. Dans un cantou (mot provençal signifiant "le coin du feu"), l'atmosphère se veut familiale, avec tout ce que cela comporte de chaleur, de communication et de compréhension. L'unité, généralement composée de quinze pensionnaires, offre à ses résidents un mode de vie leur permettant une autonomie et une prise de responsabilité maximales. La vie en communauté y est privilégiée. Quand "hier a disparu et que demain n'existe plus", que la mémoire est un tableau noir que l’on efface sans cesse, une main sur l'épaule ou un baiser sur la joue permet de maintenir un dernier contact. "Le personnel m'a indiqué que le toucher était un sens qui retrouvait beaucoup d'importance à ce stade de la maladie. Je me souviens, à ce propos, d'une patiente que je ne connaissais pas et qui s'est approchée de moi pour me tenir longuement la main, sans dire un mot…", confie le photographe.  
"J'aime ces gens étranges/Aux trous dans la mémoire/Des trous remplis de plaies/Présentes ou bien passées", chantait Julos Beaucarne dans Les naufragés de l'Alzheimer. Guy Focant, lui, a choisi la photographie pour montrer cette maladie, ce monde où "les mots voyagent seuls". Son témoignage, discret et attentif, évite l'écueil du sensationnalisme, les images fortes ou dérangeantes. Pour autant, il n'occulte en rien la dure réalité d'Alzheimer. Son travail fera prochainement l'objet d'une exposition et a été sélectionné parmi près de 150 projets pour la 8e édition des Rencontres photographiques d’Arlon, qui aura lieu en mai 2021. Une belle tribune qui permettra peut-être de créer le dialogue autour d'une maladie bien connue du grand public, mais qui suscite autour d'elle beaucoup de craintes et de non-dits.

>> Le silence de la mémoire : vivre dans l'ombre d'AlzheimerGuy Focant (éditeur) ● 2020 ● 60 pp. ● 18 EUR