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"On ne peut pas soigner dans une relation de pouvoir"

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Propos recueillis par Sandrine Warsztacki

Propos recueillis par Sandrine Warsztacki

Avant de devenir médecin et écrivain, Martin Winckler a été aide-soignant, brancardier, infirmier… Un parcours qui, confie-t-il, lui a appris l’humilité. Tourner sept fois sa plume avant d’écrire, en revanche, n’est pas du style de cet auteur engagé. En 2016, Les brutes en blanc (2), essai en forme de pamphlet dans lequel il dénonce les maltraitances médicales, lui a valu une salve de critiques de ses confrères français, lui reprochant de généraliser des cas particuliers à toute la profession. Aujourd’hui installé au Québec, où il se consacre à l’écriture et à l’enseignement, il poursuit sa lutte obstinée contre une médecine qui, juge-t-il, "oublie l’être humain pour ne considérer que la maladie". Et propose des pistes de solutions. Ainsi, les héroïnes de L’école des soignantes évoluent dans un hôpital utopiste, le "Centre hospitalier holistique de Tourmens", fondé en 2024. Une institution publique où la bienveillance et l’écoute sont placées au cœur de la relation de soins et où les patients participent aux décisions qui les concernent.

En Marche : La remise en cause du pouvoir des médecins traverse toute votre œuvre. Lors de la sortie des Brutes en blanc, vous ne mâchiez pas vos mots à propos des médecins, que vous traitiez de “caste”. Vous revendiquez toujours ces termes durs ?

Martin Winckler : Ce ne sont pas des mots durs, c’est la vérité ! Le simple fait de se penser comme étant le membre d’une profession à part, et donc appartenant à un groupe privilégié, est source de conflit d’intérêts au regard des patients. La maltraitance commence par le mépris. Ne pas écouter, ne pas croire, ne pas respecter ce que la personne en face de vous explique, ou décider à sa place, c’est déjà une forme de violence.

EM : L’hôpital utopiste décrit dans L’école des soignantes abolit toute hiérarchie entre le personnel soignant – qui exécute – et les médecins – qui décident. La cadre est composée de soignantes, de panseuses et d’officiantes qui suivent la même formation. L’enseignement, c’est là que tout commence ?

MW : La formation des médecins est autoritaire, hyper hiérarchisée. Les médecins sont traditionnel­lement issus des classes dominantes et formés pour penser qu’ils re­présentent une élite. Ils sont dans un rapport de force intellectuel et moral et ne voient pas les patients comme leurs égaux. On ne peut pas soigner dans une relation de pouvoir. L’élément le plus important dans la rencontre avec le soigné, c’est écouter le discours de la personne qui souffre.

La formation devrait être la même pour tous et ne pas séparer les soignants dans des castes. Il ne faut pas pen­ser la formation comme une échelle que l’on grimpe en fonction de son statut et de la sélection économique. Mais comme une pente, que chacun gravit à sa vitesse. 

EM : Écrit il y a dix ans, Le chœur des femmes raconte, sur le mode de la fiction, le manque d’écoute auquel les patientes sont parfois confrontées. Depuis, vous continuez à recevoir très régulièrement des lettres de lectrices qui partagent leur expérience. Ce livre a-t-il libéré une certaine forme de parole ?

MW : Les femmes sont davantage victimes de cette maltraitance médicale. La physiologie de la femme n’est jamais bien prise en compte. Soit elle est négligée, soit elle n’est considérée que pour les aspects liés à la pathologie.

Le sexisme ambiant de la société se reflète dans le monde médical. Les femmes sont plus souvent diagnostiquées comme ayant des symptômes psychologiques ou imaginaires que les hommes. Quand on demande à un patient d’évaluer sa douleur sur une échelle d’un à dix, si vous dites sept et que vous êtes une femme, certains médecins vous diront que vous exagérez.

EM : Dans votre hôpital utopiste, les services ne sont pas organisés en fonction des maladies (pneu­mo, cardio, etc.), mais des particularités, des situations et des besoins des soignés (un pôle pour les enfants, pour les aînés, etc.). Pourquoi ?

MW : On forme les médecins pour s'occuper des symptômes. C’est plus simple et plus lucratif de prescrire un médicament que de soutenir, encourager, rassurer. Si vous découpez les gens en morceaux, vous ne vous intéressez pas au reste de leur vie. On ne peut pas éliminer la vie, elle fait partie intime de la rencontre de soins. Pour prendre un exemple, je peux citer le cas d’une femme qui s’est retrouvée encein­te sans le souhaiter à cause d’un antiépileptique qui inactivait la contraception et lui avait été prescrit par son neurologue. Ce n’est pas la maladie qui définit la personne, mais sa situation. 

EM : L’action de L’école des soignantes se déroule en grande partie dans le "pôle psycho". Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’augmentation des problèmes de santé mentale et leur prise en charge ?

MW : Le corps et l’esprit sont en interaction permanente. Mais les lacunes dans la formation médicale empêchent de le penser comme cela. Devant un problème de santé mentale, il faut aussi considérer le corps. Un monsieur âgé de 90 ans désorienté peut simplement souffrir d’un blocage de la vessie. Aujourd’hui, il y a aussi de plus en plus de maladies mentales, car il y a aussi de de pressions extérieures. Il y a plus de troubles cognitifs liés à notre en­vironnement, à notre mode de vie, au travail. Une fois de plus, le problème est qu’on ne prend pas en compte les gens dans leur intégralité et dans leur environnement.

EM : On a longtemps reproché à la médecine de ne pas suffisamment tenir compte des aspects psychologiques. Mais aujourd’hui,  ne tom­be-t-on pas parfois dans le travers inverse, qui est de tout psychologiser ?

MW : En Europe, on est victime de la psychanalyse. On veut tout interpréter. Mais interpréter ce que les gens disent, c’est partir du principe que l’on comprend mieux que la personne elle-même ce qu’elle vit. Écouter, ce n’est pas interpréter, c’est se laisser guider par l’humilité. Et ça demande du temps.

EM :L’utopie dessinée dans L’école des soignantes pourrait-elle exister dans la vie réelle ?

MW : L’hôpital que je décris est inspiré de nombreuses expériences qui existent déjà. À Montréal et en France, par exemple, il y a des projets dans lesquels les soignés participent à la formation. Les soignés ont beaucoup à apprendre aux médecins. Mais cela reste des expériences menées à petite échelle là où cela devrait devenir la norme, car il y a, en France, un man­que de volonté politique et aussi des facultés qui enseignent la médecine. Redonner une place au patient, c’est accepter de lui redonner du pouvoir. Et donc de lâcher du sien.

EM : Mais votre hôpital utopiste pourrait-il être économiquement viable ? Vos personnages sont divisés. Certains acceptent de faire de la recherche pharmaceutique pour assurer la pérennité de l’institution, tout en mettant des balises. D’autres s’y opposent.

MW : À mon sens, la recherche devrait être séparée de l’hôpital et contrôlée par les pouvoirs publics au lieu de laisser ce champ à des sociétés privées qui visent le profit par tous les moyens. Et un hôpital peut survivre sans recherche si l'on considère que la santé, c’est une priorité et que ça ne doit pas être rentable. L’u­sage des médicaments doit être limité au strict nécessaire. Il faut passer plus de temps à écouter et poser les bonnes questions plutôt que de prescrire des médicaments et des examens à tout bout de champ.


Bibliographie

Martin Winckler, pseudo emprunté par Marc Zaffran à un personnage du livre La vie mode d’emploi de Georges Perec, est l’auteur de nombreux ouvrages inspirés de son expérience de médecin. Si l'on y retrouve souvent les mêmes thèmes et personnages, chacun de ses romans peut se lire indépendamment. Parmi ses œuvres les plus remarquées :

La Maladie de Sachs (1) raconte l’histoire d’un jeune médecin installé dans la campagne française. Bruno Sachs noircit des pages de notes pour déverser le trop-plein de ceux qu’il soigne. Mais qui soigne Sachs ? Le livre, applaudi par la critique, a été porté à l’écran avec Albert Dupontel dans le rôle principal.

Le Choeur des femmes (2) raconte l’histoire d’une interne brillante qui vise un poste de chef de clinique en chirurgie gynécologique et se retrouve obligée de passer son temps à écouter des femmes parler d’elles-mêmes dans un minuscule "service de médecine pour femmes ".

En souvenir d’André (3) aborde le thème délicat de l’euthanasie. Le personnage principal, qui travaille dans une unité de soins palliatifs, n’a pas osé aider son père à mourir. Un jour, un ancien collègue et ami fait, à son tour, appel à lui.