Lectures

Quand les mots racontent les maux                                                   

5 min.
(c)iStock
(c)iStock
Philippe Lamotte & Julien Marteleur

Philippe Lamotte & Julien Marteleur

Pas peur

Le petit Gaspard naît avec une dysplasie osseuse. Et d’une forme rarissime, en plus : pas plus d’une dizaine de cas connus dans le monde ! Ses parents n’en savent rien. Ils constatent, pendant ses premières semaines d’existence, que leur bébé éprouve d’énormes difficultés à respirer et qu’il ne grandit pas. Après avoir été ballotés d’un pédiatre à l’autre et d’un hôpital à l’autre entre Manille (Philippines) et Bruxelles, ils apprennent enfin le diagnostic : leur enfant souffre d’une… chondrodysplasie spondylométaphysaire de Sedaghatian. Ce livre, qui retrace leur marathon de soins pendant trois ans, est d’une portée bien plus large que la dysplasie en question et concerne toutes les formes de handicap. Bourré d’amour, il raconte le cercle vertueux dans lequel évoluent, malgré la maladie et le pronostic défavorable, Gaspard et ses parents, mais aussi de son grand frère et sa grande sœur, de la famille élargie et des amis. D’une humanité poignante, il aborde le regard des "autres", la beauté des moments simples, la fragilité, l’acceptation, la lutte. La vie, quoi… ! Tout cela à travers le regard d’une maman dotée d’une force de vie peu commune.

// Pas peur Alexandra Van Lierde Éd. L’Harmattan (Coll. Encres de vie) 2019 186 pp. 18 EUR

L'épidémie

En Suède, le Parti de la Santé est au pouvoir depuis quatre ans. Son programme ? Éviter que le pays ne succombe à l'épidémie d'obésité qui envahit le monde. Le très charismatique Premier ministre Johan Svärd a mis au point une politique draconienne : intimidation puis licenciement des travailleurs développant un indice de masse de graisse (IMG) jugé trop élevé, transformation des églises en centres de sport et de fitness, gastrectomie (ablation de l’estomac) éventuelle des bébés dès la naissance, suppression de programmes scolaires classiques au profit de disciplines diététiques, attribution de logements sociaux privilégiant les gens minces, etc. Avec d’autres victimes en fuite de ce programme extrémiste, Landon, un jeune universitaire en léger surpoids mène l’enquête et en arrive à découvrir l’innommable. Un thriller basique mais drôlement efficace qui, ici et là, reflète des questions lancinantes de nos sociétés : l’obsession de l’apparence, le culte de la beauté, la montée inexorable des populismes, le façonnage des opinions publiques via le prisme des chaînes d’information, etc. Malgré ses outrances, il ne laisse pas indifférent en période de Covid-19…

// L'épidémie Åsa Ericsdotter Éd. Actes Sud (Coll. Actes noirs) 2020 426 pp.  23 EUR

L'intimité

À même pas quarante ans, Alexandre perd sa compagne et se retrouve seul avec deux enfants. Sur un site de rencontres, il fait la connaissance d’Alba qui souhaite à tout prix un enfant, mais… pas selon les chemins les plus conventionnels. Tout en restant éperdument amoureuse, leur relation souffre de ce souhait particulier, confié à une voisine de palier qui devient l’amie intime des deux membres du couple. Le nouveau roman d’Alice Ferney nous convie sur le terrain de la grossesse assistée. Dense et subtil, il est à mille lieues de toute romance à l’eau de rose, interrogeant tour à tour la nature des sentiments maternels (et paternels !), le désir de progéniture (parfois envers et contre tout), les diverses facettes du féminisme, l’offre médicale aux grossesses assistées (altruisme sincère ou trahison du serment d’Hippocrate ?), etc. Tout en alertant habilement le lecteur sur les dérives possibles de la technologie de la procréation, ce roman  a l’intelligence de donner un large écho à tous les points de vue en présence (féminins et masculins) autour de ces questions éminemment éthiques. Un ouvrage résolument instructif (notamment sur la différence entre les approches européennes et américaines), contemporain et… vertigineux.

// L’intimité Alice Fernay Éd.Actes Sud ● 2020 ● 368 pp. 22 EUR

Les frémissements du silence

Alex Pergaux, chef d'entreprise de 58 ans revêche et autocentré, parle vite, fort et ne vise que la rentabilité. Françoise, infirmière de 39 ans et peintre amatrice, est discrète et mystérieuse, parle lentement, d'une voix douce. Elle ne vit que d'humanité. Les chemins de ces deux êtres que tout semble opposer vont se croiser lorsqu'on annonce à Alex que sa mère se meurt en soins palliatifs. Il découvre dans cet endroit des valeurs qui le bouleversent : aux frontières de la mort, les équipes soignantes rient et protègent leurs patients. Françoise le déstabilise et va complètement chambouler Alex. Petit à petit, il entamera, avec l'aide de Françoise, la difficile route vers la résilience. Un cheminement qui le forcera d'abord au silence, puis l'ouvrira à l'empathie et à l'amour… Pour, au final, comme la chrysalide devenant papillon, le transformera en une meilleure version de lui-même. Avec émotion et humour, Dominique Zachary rend hommage aux unités de soins palliatifs et surtout à leur personnel, d’une humanité sans bornes et sans qui il ne serait pas possible de mourir dignement et sereinement. Ce roman questionne également sur nos valeurs humaines, malmenées par la compétitivité exigée par nos sociétés capitalistes.

// Les frémissements du silence ● Dominique Zachary ● Éditions Kiwi ● 2020 ● 244 pp. ● 18 EUR

(L)armes d’errance, habiter la rue au féminin

Les femmes vivant à la rue se font bien plus discrètes que les hommes, surtout parce que leur sécurité personnelle exige une vigilance constante. Quant aux recherches et aux structures d’accueil les concernant, elles semblent peu nombreuses. Éducateur spécialisé, Mauro Almeida Cabral est parti à leur rencontre dans les rues de Luxembourg. Devant une tasse de café, à l’entrée d’une galerie commerçante abritant leur mendicité ou après la "passe" d’un client, il leur a donné la parole, à leur rythme, pour mieux comprendre leur itinéraire et leur vie quotidienne. Encadré par une méthodologie rigoureuse, son regard anthropologique peut sembler un peu pesant ici et là. Mais, une fois cette limite dépassée (bien compréhensible pour un praticien chercheur), le lecteur trouvera  une description très documentée sur l’errance urbaine féminine, les codes et jargons de la rue, les stratégies de survie dans un environnement riche en violences physiques et symboliques. Que l’on soit travailleur social ou simple curieux de cette réalité si proche, on en ressort plus instruit sur ce qui, parfois, interpelle : la mendicité active ou passive, les conduites à risques (toxicomanie), les disputes de rue, le manque d’hygiène, etc. À noter, en fin d’ouvrage, une tentative d’"ethno-fiction" pour rendre ces histoires - encore plus - vivantes. Et dures !

// (L)armes d’errance, habiter la rue au féminin Mauro Almeida Cabral Éd. Academia/L’Harmattan 2020 160 pp. 17,50 EUR

Qui cherches-tu si tard ?

Un homme s'enfuit dans la forêt et part à la recherche d'un enfant. De son côté, une femme part à la recherche de son père. L'homme est son père, mais elle n'est pas l'enfant qu'il recherche… Du moins pas exactement. Victor souffre de la maladie d'Alzheimer. Il s'est enfui de la maison de repos où sa fille unique, Brigitte, l'a placé. Dans un état de confusion mentale, il veut retrouver l'enfant qu'il a aidé à mettre au monde, un demi-siècle plus tôt, alors qu'il était prisonnier de guerre. Cette fugue improvisée va réunir les membres de sa famille… Le roman de Dominique Meessen pose la question de la solidarité et de la transmission entre les vivants, mais aussi entre ceux qui ne sont plus et ceux qui restent. Si l'on est dérouté par les premières lignes de ce livre, floues et décousues, on comprend assez rapidement que les mots sont en fait le reflet de la confusion de Victor, narrateur à l'entame du roman. Différentes voix, différents styles pour une histoire commune, comme une visite dans une galerie de portraits croisés d'une famille, sur fond de réflexion sur les aléas de la mémoire. 

// Qui cherches-tu si tard ? ● Dominique Meesen ● Éd. Academia ● 2020 ● 198 pp. ● 18,5 EUR