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Silence, on lit !

6 min.
Estelle Toscanucci

Estelle Toscanucci

Anne-Marie Gasnerie était une élève dissipée. Elle a 14 ans lorsqu'un professeur excédé l'invite à "retrouver son calme" au fond de la classe. Il lui dépose un livre entre les mains. C'est "L'Étranger", de Camus. "Aujourd’hui, maman est morte." Une phrase, et voilà Anne-Marie atteinte par le virus de la lecture. Quelques années plus tard, lire est toujours sa passion, lire est aussi son métier. Elle est responsable de la bibliothèque de l'établissement Notre-Dame des Champs à Uccle. Les rangées de livres ont été installées dans une magnifique ancienne chapelle dont les vitraux et le choeur ont été conservés ; sur les murs, on peut lire des citations de Baudelaire, Brel, Virginia Woolf… Une initiative que la bibliothécaire a concrétisée à l’aide de collègues. Parce qu’ici, il ne faut convaincre personne de l’importance de rencontrer des livres au cours de sa vie. Anne-Marie Gasnerie l’explique joliment : "Le livre est là quand on est bien, quand on n’est pas bien, quand on a envie de s’évader, de se reposer, de discuter… Au-delà de cela, je ne peux bien comprendre le monde dans lequel je vis que si j’ai lu. Le livre aide à la tolérance, à être un citoyen averti, c’est un merveilleux vecteur de bienveillance, de partage et de rencontres." Pas étonnant, ainsi, que l'opération Silence, on lit ! (SOL !, en abrégé) ait séduit cette équipe de pédagogues. Olivier Delahaye, l’un des fondateurs de l’association française, est venu récemment dans l’établissement du Sud de la Capitale pour présenter le projet en détails. Et dès la rentrée prochaine, un peu moins de 1.100 élèves de l’enseignement primaire et secondaire et l’entièreté du personnel de Notre-Dame des Champs (re)mettront la lecture au coeur de leur vie.

Vivre ensemble, lire ensemble

Mais qu’est-ce que Silence, on lit ! ? L’idée est née lors d’un voyage. Olivier Delahaye est cinéaste. Il y a quelques années, il se rend à Ankara, en Turquie, pour présenter un film. Il y rencontre la Directrice du lycée Tevfik Fikret où une partie des cours est donnée en français. Dans cette école, chaque jour, à 13h35, une mélodie retentit. Alors, pendant 15 minutes, élèves, professeurs, personnel logistique et administratif, direction… font une pause lecture. Chacun s’arrête, là où il est. Ensemble, ils vivent un moment de décrochage scolaire et d’accrochage littéraire. Olivier est fasciné par ce moment suspendu, par le calme qui règne pendant ce quart d’heure et par l’ambiance détendue dans laquelle les uns et les autres reprennent leurs activités. Silence, on lit ! sortait du nid. Et le rêve de contamination pointait le bout de son nez. Avec l’aide de Danielle Sallenave, membre de l’Académie française et de la Directrice du lycée turc, Olivier décide, en 2016, de proposer la formule aux établissements scolaires français.

À l'enthousiasme, s'ajoutent alors de longs moments de réflexion. "L’idée est géniale, mais si elle n’est pas structurée, cela peut se déliter rapidement, explique Olivier. Il peut y avoir des obstacles à chaque stade, du côté des adultes comme des enfants : 'Comment vais-je faire pour respecter mon programme ?', 'Comment bien interrompre et reprendre le cours ?', 'Je déteste lire', 'Je ne sais pas quoi lire',…" Les freins peuvent, au départ, sembler nombreux. C’est pour cette raison qu’il est essentiel d’associer au processus toutes les personnes con - cernées, y compris les parents d’élèves. Et ce ne sont pas uniquement les professeurs de français qui doivent se charger de l’organisation de ce temps de lecture. À Uccle, Anne-Marie Gasnerie a sondé ses collègues afin de trouver le moment idéal, dans la journée, pour con crétiser l’opération. Car, si la lecture sera un acte individuel, il sera vécu de manière collective. "À l’école, nous sommes en collectivité du matin au soir, rappelle Anne-Marie Gasnerie, je pense que l’adolescent a besoin de se retrouver seul dans sa tête, mais, physiquement, il peut se sentir sécurisé par le fait d’être entouré de ses camarades et professeurs pour effectuer ce retour." Selon Olivier Delahaye, cet acte collectif de lecture peut être envisagé comme un véritable projet de vie. Il l’a déjà maintes fois remarqué, ce temps d'arrêt modifie complètement le climat scolaire et apporte apaisement, calme et profondeur. De nouveaux rapports entre professeurs et élèves peuvent se créer, les premiers n’étant plus les seuls à conseiller les seconds.

Le livre peut plaire à tout le monde

Mais n’est-il pas un peu utopique de penser que tout le monde adhère à cette démarche collective ? Comment faire si dans la classe, à la salle des profs, à la cantine ou ailleurs, il y a des allergiques à la lecture ? Olivier Delahaye bondit : "On peut parler de barrières, mais certainement pas d’allergies ! Ceux qui ne veulent pas lire doivent simplement respecter ce moment de silence, et ne rien faire. Ce que l’on a pu remarquer pour l’instant – dans les 500 écoles élémentaires, collèges et lycées français qui ont adhéré au projet – c’est que 90 % des gamins qui adoptent cette posture l’abandonnent, car ils voient que les autres prennent du plaisir. Parmi eux, il y a des jeunes qui n’ont jamais vu un livre à la maison ou qui n’ont jamais poussé la porte d’une librairie ou d’une bibliothèque. Il est crucial de les accompagner." Anne-Marie Gasnerie abonde dans ce sens : "Silence on lit !, c’est aussi l’activité idéale pour demander à l’élève pourquoi il n’aime pas lire : est-il fatigué ? N’a-t-il jamais rencontré un livre qui l’attirait ? Ne veut-il pas faire comme les autres ? Tous les arguments peuvent être entendus. Cette opération laisse beaucoup de libertés." Parmi celles-ci, il y a la liberté de lire ce que l’on a envie, si tant est, bien sûr, qu’il s’agisse d’une lecture adaptée à des mineurs. L’important, c’est de bouquiner. Un roman, une BD, dans la langue que l’on veut. Les magazines, journaux et manuels scolaires ne sont pas les bienvenus, les liseuses non plus. Cela fait partie des objectifs de SOL ! : s’éloigner des écrans et proposer une activité de lecture inscrite dans longueur. "Il est utile d’apprendre à se détacher de notre manie de zapper, de seulement regarder les titres, estime le fondateur de SOL !. Le livre nous oblige à prendre du temps. Ce séquençage dans la longueur, on en a tous besoin, enfants comme adultes." Et, petit à petit, des collectivités autres que les établissements scolaires – administrations, entreprises… – commencent à s’intéresser à l’initiative. Offrir à chaque travailleur un court rendez-vous quotidien avec un livre, lors de journées où bien souvent ils ne font que répondre à des urgences… Chiche ?

Pas sans méthodologie

L’association SOL !, forte de son expérience, propose une méthodologie, un accompagnement et un suivi nécessaires à la mise en place de la pratique. La mise en oeuvre du projet n’est pas insurmontable, mais il ne faut pas la sous-estimer. Contacter l’association pour le démarrage de Silence, on lit ! est légalement obligatoire. Pour pouvoir concrétiser le projet au sein de son établissement, il faut en effet adhérer à l’association (50 euros/an) et signer une charte. Selon les fondateurs de SOL !, la pleine réussite de l’expérience dépend de quelques règles et principes qu’il est crucial de respecter. Le silence, la quotidienneté, le choix du moment, l’implication de toute la collectivité et la liberté de lecture dans un cadre précis sont impératifs. Sans cette base, il est difficile de pérenniser la pratique et d’en sentir les effets bénéfiques. À côté de la méthodologie, SOL ! développe plusieurs autres services tels que l’aide à la fourniture de livres, le développement de coins lecture pour adultes dans les établissements ou encore la rencontre avec des auteurs.

Regard d'expert

Trois questions à Jean-Louis Dufays, professeur de didactique du français à l’Université catholique de Louvain et Directeur du Centre de recherche interdisciplinaire sur les pratiques enseignantes et les disciplines scolaires.

En Marche : Quel est votre regard sur la méthodologie proposée par l’association Silence, on lit !

Jean-Louis Dufays : Leur démarche est un peu paradoxale. L’école est par définition un lieu de lecture sans qu’il soit nécessaire de mettre en place une stimulation complémentaire. Cela dit, on observe une déperdition du rapport au livre. On continue à lire, mais via des médias divers, c’est une lecture fragmentée, avec un mélange d’images et de texte. Ce qui est intéressant, avec SOL !, c’est le fait que tout le monde s’arrête. On affirme ainsi l’importance d’un acte essentiel et fondateur de la citoyenneté. Il s’agit de réintroduire une place centrale à travers un rituel. Les rituels ont une dimension symbolique et ludique qui les rend attrayants. Cela peut permettre de (re)donner envie de lire aux plus jeunes, et de sortir du simple exercice de la lecture scolaire. C’est intéressant, lorsqu’on sait qu’il y a environ un quart de non lecteurs parmi les élèves.

EM : Le fait qu’il s’agisse d’une démarche collective est-il un atout ?

JLD : Le fait d’être entouré de gens qui lisent est important. Les autres, autour de soi, stimulent et encouragent. Du côté des organisateurs, les professeurs de français attendent de ne plus être seuls à assurer la formation à la littératie. Il s’agit de compétences transversales et fondamentales à l’ensemble des apprentissages. Tous les professeurs enseignent la lecture mais ne s’en rendent pas toujours compte. C’est une mission partagée.

EM : Lire ce que l’on veut, à l’école, est-ce une bonne idée ?

JLD : L’école a un double rôle. Elle doit stimuler le rapport à la culture et, par définition, ce rapport doit être libre. Cela relève fondamentalement de la liberté humaine. Mais l’école doit aussi donner une culture commune. En matière de lecture, elle a les deux rôles à jouer. L’école ne doit pas censurer ni laisser entendre que tout se vaut. Et cette démarche ne révèlera tout son sens que s’il y a circulation des livres et possibilité d’échanges et de découvertes. Cela suppose une organisation de l’espace et du temps.

Pour en savoir plus ...

www.silenceonlit.com • silence.on.lit@gmail.com • 0033/9/61.41.35.33