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Société à grande vitesse : histoire d'une discrimination

6 min.
Laurent Vidal (c) Astidi Crollalanza Flamarion
Laurent Vidal (c) Astidi Crollalanza Flamarion
Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

En Marche : Votre enquête montre comment le discours sur la lenteur s’est forgé à travers l’évolution du vocabulaire. Quelle histoire le mot “lent” nous raconte-t-il?

Laurent Vidal : Ce mot vient de la racine latine lentus. Il est utilisé pour désigner quelque chose de souple, de malléable, qui appartient d’abord à l’univers végétal. Une branche est lente, la belle incurvation d’un fleuve est lente. Ce n’est qu’à la fin du Moyen Âge que le mot est accolé exclusivement aux êtres humains avec une connotation péjorative. C’est le fruit de la rencontre d’un double discours. D’abord, un discours religieux : pour faire comprendre aux populations, souvent analphabètes, ce qu’est la paresse, on l’illustre sous la forme d’un escargot, d'une limace ou d’un âne. Lenteur et paresse sont ainsi associées. Ensuite, un discours économique, avec la naissance du capitalisme marchand. Dans les premiers traités de commerce en Italie, on explique que pour qu’une opération soit rentable, elle doit être réalisée avec promptitude. La vitesse devient un élément d’efficacité économique. 

EM : Comment ce critère va-t-il continuer à s’imposer dans les siècles qui suivent ? 

LV : Sans jamais être questionné, il sera perfectionné au contraire. Au 18e siècle, l’invention de la machine à vapeur permet d’imposer un rythme soutenu. Puis, au 19e siècle, le chronomètre entre dans les usines pour encadrer les procédures de travail, mais aussi dans les plantations d’esclaves au sud des États-Unis. Avec son organisation scientifique du travail, l’ingénieur Taylor a systématisé, en 1911, la division du travail en petites tâches individuelles et répétitives, contrôlées par le temps : il entendait notamment lutter contre ce qu’il appelait de la flânerie.

EM : Votre hypothèse est que la lenteur, originellement associée à la nature et à la contemplation, devient un facteur de discrimination…  

LV : Avant le 15e siècle, le fait que quelqu’un n’aille pas vite pouvait certes constituer un problème individuel, mais pas un problème social. Le terme “indolence” était utilisé en latin par de nombreux philosophes de l’Antiquité. Les péripatéticiens, ces philosophes qui pensent en marchant, faisaient de la lenteur le cœur de leur démarche. Pour penser de façon critique, il fallait prendre le temps.

Au fil des siècles, la lenteur devient une façon de disqualifier une attitude sociale. L’ouvrier est qualifié de lambin, de traînard. On retrouve aussi cette discrimination rythmique à l’égard du Nouveau Monde ou en Afrique. N’oublions pas que l’une des marques de la colonisation est la rapidité : ce rythme a permis de dominer, repousser ou capturer les Amérindiens ou les Africains. La plupart des habitants des colonies ont été taxés de paresseux et d’indolents.

EM : Comment cette accélération se marque-t-elle aujourd’hui avec les technologies numériques ? 

LV :  Avec l’arrivée de l’électricité, nous sommes entrés dans une quête de l’instantanéité qui culmine aujourd’hui avec le numérique. On pose son pouce sur un écran et on attend une réponse immédiate. Comme les rois thaumaturges du Moyen Âge à qui on prêtait le pouvoir de guérir par imposition des mains, notre doigt est investi d’un pouvoir quasi magique. 

Nous sommes devenus des apprentis sorciers du temps, fascinés par la vitesse. Dans le domaine financier, par exemple, on cherche à gagner des nanosecondes grâce à des logiciels boursiers. Mais les conséquences, elles, sont bien humaines. Quand on retire les financements d’une entreprise ou d’un pays pour les mettre ailleurs, on peut mettre une économie à genoux. 

La modernité est marquée par le principe de l’accélération. C’est même ce qui fait sa singularité. Dans cette quête du toujours plus vite, la machine sociale s’emballe et plus elle s’emballe, plus elle marginalise ceux qui ne parviennent pas à suivre.

EM : Qui sont les “Hommes lents” d’aujourd’hui ?

LV : Ce sont ceux et celles qui ne peuvent (alors qu’ils le voudraient) ou ne souhaitent pas entrer dans ce modèle de société où rapidité et efficacité sont associées. En France, il est intéressant de constater que les Gilets jaunes se sont installés sur les ronds-points, qui sont une invention de la fin du 19e siècle pour fluidifier la circulation. Relégués dans les périphéries, ces travailleurs qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts ont choisi de ralentir la circulation pour prendre la parole. 

Les “Hommes lents” sont le sous-texte de nos sociétés qui affleure rarement à la surface. Des millions d’individus dans le monde doivent quitter leur pays pour des raisons économiques, politiques, climatiques. Mais dans les médias, les migrants sont toujours représentés dans des situations d’arrêt, de pause, d’attente, comme une masse d’inutiles qui inquiète.  

EM : Une société qui promeut la rapidité n’exclut-elle pas aussi ses aînés ?

LV : On vit dans des sociétés qui valorisent les vertus de la jeunesse, alors qu’elles vieillissent. Il y a d’abord le troisième âge, l’âge du temps disponible même si ce temps est de plus en plus contrôlé : que ce soit par les familles et la garde des petits enfants, ou par les appels à la consommation. Et puis, il y a le temps du quatrième âge, où la vie et les gestes deviennent de plus en plus lents, les déplacements plus difficiles. Or ces autres rythmes sont trop souvent considérés comme inutiles.

EM : Dans votre essai vous montrez comment, dans l’Histoire, des formes de résistance à ce tempo infernal se sont exprimées notamment à travers la musique…

LV : Je considère le surgissement de la musique comme une prise de parole pour témoigner de la singularité d’un rapport au temps. À la fin du 19e, beaucoup d’Européens migrent vers le Nouveau Monde, dans les villes portuaires de Buenos Aires, Carthagène, Rio, La Nouvelle Orléans, New York, La Havane où ils rencontrent d’autres migrants venus des plantations esclavagistes. Je suis fasciné de voir comment, dans ces villes, apparaissent partout et en même temps des musiques comme la cumbia, la samba, le jazz, le tango, qui ont comme point commun d’utiliser systématiquement des rythmes syncopés. Soit de prolonger un temps faible vers un temps fort, pour en quelque sorte ramener les marges vers le centre, en jouant sur les ruptures de rythmes.

EM : Associé à la paresse au Moyen Âge, l’escargot est aujourd’hui devenu le symbole du mouvement slow qui prône un retour à une consommation durable dans différents domaines comme l’alimentation, le tourisme, la mode... Quel regard portez-vous sur cette tendance ?

LV : Un mouvement Slow Food est né en Italie pour inviter à prendre le temps d’un repas à l’abri de la fast life. Plus largement, ce mouvement critique le virus de la vitesse qui bouleverse l’équilibre de nos vies, mais aussi de la planète.

Aujourd’hui, on entend beaucoup d’appels à ralentir, par la méditation notamment. Ce qui est une très bonne nouvelle. Mais, ce qui est intéressant dans le slow, comme on le voit aussi avec le mouvement Cittaslow (réseau des villes lentes) c’est qu’il y a une dimension collective. Reste à savoir si les “Hommes lents d’aujourd’hui”, depuis les habitants des périphéries jusqu’aux migrants, ont la possibilité d’entrer en résonnance avec une vie slow.

EM : La rapidité, l’efficacité, n’a-t-elle pas aussi des bénéfices ?

LV : Mon travail ne consiste pas à faire une critique absolue de la rapidité. Elle peut être nécessaire à certains moments. Mais il faut savoir offrir la place à des moments marqués par d’autres rythmes. Les “Hommes lents” ne cherchent pas à arrêter la rapidité, mais à être reconnus comme faisant partie de la société moderne bien que relevant d’un autre rythme.

EM : Du jour au lendemain, la crise sanitaire entraînée par le coronavirus a mis une grande partie de nos activités en pause, que vous évoque cette période très particulière ?

LV : Le temps de nos vies se confond souvent avec un emploi du temps. On a tous des agendas que l’on remplit de plus en plus. Or, aujourd’hui, on fait l’expérience d’un corps à corps avec le temps. Cela peut être angoissant. C’est rassurant d’avancer mécaniquement d’un rendez-vous ou d’une tâche à l’autre. Mais prendre la mesure d’un autre rapport au temps dans l’existence peut aussi être libérateur. À force de vivre dans des sociétés d’emploi du temps, on a fait du temps un ennemi. Ce grand ralentissement est l’occasion de faire du temps un allié, un point d’appui de nos projets de vie individuelle et professionnelle. Le temps était venu. 

Quelques livres pour ralentir

La vitesse, c’est le pouvoir, rappelait souvent Paul Virilio. Aujourd’hui décédé, l’urbaniste philosophe fût un des premiers à avoir posé, dès 1977 (Vitesse et politique, édition Galilée), un regard critique sur l’accélération du monde et ses conséquences sur l’homme, l’économie, l’environnement. Depuis, ils sont nombreux à s’être penchés sur la nécessité de reconquérir le temps. 

Véritable best-seller, Éloge de la lenteur (Marabout 2007) de Carl Honoré est un essai accessible qui plonge le lecteur dans un voyage au cœur du mouvement slow dans différents pays. Et si un bon usage de la lenteur pouvait rendre nos vies plus riches et plus productives, interroge le journaliste canadien ?

Hélène L’Heuillet, philosophe et psychanalyste, nous invite à une Éloge du retard (Albin Michel 2020). Non pas cette incivilité qui consiste à faire poiroter notre prochain, mais le retard qui invite à résister plus métaphoriquement au contre-la-montre quotidien : “Être en retard, c’est faire l’école buissonnière, prendre des chemins de traverse, ne pas aller droit au but, c’est introduire d’infimes variations qui peuvent faire dérailler les rouages bien huilés de nos vies trop machinales.”

Flâner, rêver, musarder, s’attarder, patienter, écouter...  Dans Du bon usage de la lenteur (Rivage Poche 2000), le sociologue Pierre Sansot érige quant à lui la lenteur au rang de sagesse qui trouve à s’exprimer dans les gestes simples du quotidien comme la dégustation d’un bon verre de vin.