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Son ange

8 min.
© Lauranne van Naemen
© Lauranne van Naemen
Michel Torrekens, En Marche

Michel Torrekens, En Marche

La beauté, à quoi ressemblait la beauté ? Ses parents, ses amis, d’autres encore, lui avaient parlé de cou leurs, de nuances, de formes, de proportions, d’équilibre…

Pour Solange, le monde et la nuit se confondaient. Elle était plongée dans une obscurité absolue et violente depuis sa naissance. Sans nuance. Même pas une étoile ou la lune pour illuminer cet écran noir. Un semblant d’horizon comme une paroi lisse. Certains jours, cela la mettait dans une colère folle, une rage infinie. Lui donnait des envies de meurtre. De boxer l’air jusqu’à l’épuisement. De se taper la tête aux murs. De faire jaillir le sang, froid, gluant et sans couleurs. Une petite voix lui disait de se calmer, de se raisonner. Se raisonner, toujours être raisonnable. Plus facile à dire qu’à réaliser.

D’autres jours, c’est la tristesse qui l’envahissait. Le désespoir. Ces jours-là, elle avait l’impression de vivre de l’intérieur, comme si une vague la submergeait et l’asphyxiait. Elle se repliait sur elle-même. Se prostrait. Sourde aux tentatives de ses proches pour l’extraire de cette glu. Silencieuse. Fermée. Souvent, la musique l’aidait durant ces moments. Soit elle mettait les écouteurs sur les oreilles et tout son corps se transformait en une chambre d’échos aux chansons qu’elle préférait. Soit elle augmentait le volume au maximum et c’est sa chambre qui se métamorphosait en une immense caisse de résonnance. Même ses parents n’osaient plus intervenir quand elle traversait ces heures en solitaire.

***

Ces derniers temps, elle trouvait du réconfort dans une chanson qui passait fréquemment sur les ondes et Internet. Elle se la repassait en boucle, comme si elle la redécouvrait à chaque fois. Il y avait entre elle et cette musique quelque chose de mystérieux, comme un pacte secret. Comme si le compositeur l’avait écrite pour elle. Elle évoquait surtout quelqu’un qui lui semblait destiné.

Regarde il gèle là sous mes yeux
Des stalactites rêvent trop vieux
Toutes ses promesses qui s'évaporent
Vers d'autre ciel vers d'autres ports

Et mes rêves s'accrochent à tes phalanges
Je t'aime trop fort ça te dérange
Et mes rêves se brisent sur tes phalanges
Je t'aime trop fort
Mon ange mon ange

Quand elle écoutait cette chanson, elle reprenait confiance en elle et se mettait à croire en la beauté du monde. Oui, pour elle, la beauté se nichait d’abord dans ces harmonies de notes et de mélodies. Elle se laissait emporter et son corps s’animait lentement, enveloppé par une transe ralentie. Elle aimait aussi entendre sa propre voix reprendre le refrain. Elle la trouvait douce et mélodieuse. Oui, cette chanson avait d’abord été écrite pour une fille. Pour elle. Elle n’aimait pas l’idée que tout dépendait du hasard.

La musique, cela ne se voyait pas, cela flottait dans l’air ambiant, vous pénétrait le corps. Elle avait la même impression avec les parfums. Elle le découvrait les rares fois où elle se promenait en ville. Chaque plante, chaque fleur, chaque arbre distillait son odeur comme s’ils la saluaient de leur nom. Il lui suffisait de croiser certaines femmes et, tout à coup, elle croyait frôler la beauté. Elle avait du mal à imaginer une femme laide avec un parfum subtil, un parfum qui la séduisait. Une odeur comme un vent de fraîcheur. Mais à quoi pouvait ressembler une femme laide ? Elle n’en avait aucune idée. Elle-même était-elle belle ? On ne cessait de le lui répéter depuis qu’elle était petite, et pas que ses parents : ses frères et sœurs, ses grands-parents, ses amis, ses proches… Impossible pour elle de le vérifier. Son miroir était aussi muet qu’elle était aveugle. Elle ne pouvait que faire confiance.

Et mes rêves s'accrochent à tes phalanges
Je t'aime trop fort ça te dérange
Et mes rêves se brisent sur tes phalanges
Je t'aime trop fort
Mon ange mon ange

Son ange, quand Solange le connaitrait-elle ? Elle n’oublierait pas ce jour de novembre où l’école les avait amenés en excursion à la découverte de l’art baroque. L’école des aveugles. Ils étaient partis en file indienne, la vingtaine d’élèves tenant à pleines mains la corde qui les reliait les uns aux autres. Jeunes et moins jeunes mélangés. Une enseignante à chaque extrémité. Elle détestait ce rituel qui les réunissait et les isolait du reste du monde. Un trottoir n’avait rien d’une montagne. Leur cordée lui semblait puérile. La honte !, avait-elle jeté à ses parents. L’équipe des guides mise à leur disposition avait imaginé, pour eux sans yeux, un parcours de sculpture en sculpture. Elle découvrait un monde figé, immobile, accessible, en relief. Privilège rare : ils avaient pu toucher et caresser chaque objet. À satiété.

***

Quand elle avait posé ses paumes sur cette statue signée Pierre-Denis Plumier, sise en l’église Notre-Dame de la Chapelle comme avait expliqué leur guide, elle avait été saisie d’un tremblement nerveux, d’une émotion profonde. Sous ses doigts, se déroulaient les muscles saillants du jeune homme représenté. Elle n’avait jamais pu sentir une épaule musculeuse, des bras tendus par une force énergique, un cou soutenu par deux forts tendons. Tout était puissance dans ce corps né d’un chêne. Plus rien n’existait autour d’elle que ce buste viril. Elle se hasarda sur le bras, le poignet, la main. Une grande main généreuse qui se donnait à elle. Elle s’enhardit à poser ses doigts écartés sur la poitrine saillante, à épouser les nervures dans le bois, à caresser chaque rondeur. Avec un mélange de crainte et d’audace, elle descendit la paume vers le creux du ventre, ressentit une douce fraîcheur comme si le bois s’amollissait. Ses doigts butèrent sur un pan de la tunique, le seul et pudique vêtement dont ce corps était vêtu. Ils se faufilèrent entre les plis et le poitrail, remontèrent vers les épaules. Glissant sur la crête du dos, ils butèrent contre le dessin délicat des plumes, à la naissance des ailes. De grandes ailes sur lesquelles elle étendit les bras pour en mesurer l’ampleur. Elle glissa la tête dans leur arrondi, caressa de la joue chaque fibre feutrée. Solange eut l’impression de s’envoler. C’est à cet instant que les professeurs les appelèrent et qu’elle fut ramenée à la réalité de la visite scolaire.

***

De mille saveurs une seule me touche
Lorsque tes lèvres effleurent ma bouche
De tous ses vents un seul m'emporte
Lorsque ton ombre passe ma porte

Et mes rêves s'accrochent à tes phalanges
Je t'aime trop fort ça te dérange
Et mes rêves se brisent sur tes phalanges
Je t'aime trop fort
Mon ange mon ange

Sous ses doigts, marqués encore par la douceur de ce corps musculeux, Solange avait gardé le souvenir de cet instant unique. Dans ses rêves, ses mains redessinaient le trajet qu’elles avaient suivi sur l’angélique anatomie. Ce souvenir virait à l’obsession. Sa mémoire ne pouvait plus s’en passer. Une nouvelle folie l’envahissait, une envie irrépressible, pour laquelle Solange se sentait décidée à franchir bien des obstacles. Et tant pis si, pour cela, elle devait prendre des risques démesurés. Elle commençait à avoir ses repères dans la ville et il n’était pas rare qu’un inconnu, une inconnue, se proposât pour la guider. Elle avait pris sa décision et, le lendemain, elle se retrouva plus facilement qu’elle ne l’aurait cru devant la sculpture.

***

Ses pas résonnaient dans le silence de l’église et les odeurs d’encens refroidi. Ses mains tremblaient d’émotion. Comme des fiancées à un rendez-vous tant attendu. Solange les posa résolument sur la poitrine du jeune homme, elle retrouva les sensations de la première fois, la même passion, comme si elle n’avait pas quitté son ange, comme s’il l’avait attendue, elle. Elle en désirait davantage et, après avoir refait le parcours de la veille, elle chercha le visage de l’éphèbe. Elle lui fit de ses mains un calice, devina un sourire délicat sous ses paumes et tendit vers lui sa bouche. Elle ferma les yeux pour goûter plus encore cette intimité. Ses doigts se promenèrent dans la chevelure ondulante, sur le doux rebond des joues, le long des larges arcades, autour des fossettes. Tremblante, elle posa ses lèvres sur les siennes. Cela ne lui était jamais arrivé. Elle en ressentit une étrange et vive brûlure. Des larmes coulèrent, qui lui rafraîchirent le visage. Elle serait restée ainsi le reste de sa vie s’il n’y avait eu ce claquement de portail dans son dos, qui signalait l’entrée de visiteurs. Elle ne pouvait décemment pas rester dans cette position.

***

À contrecœur, Solange prit la direction de la sortie, se promettant de revenir dès que possible. Quoiqu’il arrive. Quand elle franchit le seuil de l’église, libre et amoureuse, elle reprit en musant sa chanson favorite.

Prends mes soupirs donne-moi des larmes

À trop mourir on pose les armes
Respire encore mon doux mensonge
Que sous ton souffle le temps s'allonge

Et mes rêves s'accrochent à tes phalanges
Je t'aime trop fort ça te dérange
Et mes rêves se brisent sur tes phalanges
Je t'aime trop fort
Mon ange mon ange

Solange avait encore sur ses lèvres la douceur sucrée du baiser volé. Elle reçut en plein visage la fraîcheur de l’air quand elle se retrouva sur le trottoir. Son cœur tambourinait à toutes volées. Elle n’entendait plus les bruits de la ville. La foule du jour s’était évanouie, laissant Solange à ce bonheur inédit. Elle sentit une présence dans son dos. Une présence amicale et familière. Elle se retourna. C’est alors qu’elle l’aperçut. Il l’avait suivie. Il se tenait à quelques mètres d’elle, paisible. Ses ailes et leurs plumes flottaient dans l’air comme les branches et les feuilles d’un jeune chêne pris dans la fougue d’un vent printanier. Il lui apparaissait dans un halo de lumière diaphane. Pour la première fois de sa vie, elle entrevoyait une légère clarté, douce et fraternelle. Il était là, devant ses yeux, souriant. Quelques passants le longeaient sans faire attention à lui. Solange était la seule à le voir. Eux ne percevaient rien. Il lui tendit la main. Elle la saisit sans hésitation, sans se poser de question. Solange se sentit tout à coup forte et invincible. Elle n’avait plus aucune appréhension. Il lui mit d’abord un bras sur l’épaule, ensuite l’une de ses ailes qui vint la couvrir avec délicatesse. Comme un drap léger. Il lui ouvrait le chemin, elle lui emboitait le pas.

Elle ne serait plus seule dans sa nuit. Il n’y aurait plus cette peur permanente qui l’accompagnait chaque fois qu’elle devait sortir de chez elle. Quelqu’un lui montrait le chemin. Un autre ou une part secrète d’elle-même. Un mystère devenu une certitude. Une présence qui lui donnait confiance dans la vie.

Seul sur mon sort en équilibre
Mais pour mon corps mon cœur et libre
Ta voix s'efface de mes pensées
J'apprivoiserai ma liberté

Et mes rêves s'accrochent à tes phalanges
Je t'aime trop fort ça te dérange
Et mes rêves se brisent sur tes phalanges
Je t'aime trop fort
Mon ange mon ange

À propos de l'auteur et de l'illustratrice

Michel Torrekens

Né en 1960 à Gembloux où il vit encore, Michel Torrekens est journaliste et grand amateur de littérature belge. Il a publié deux recueils de nouvelles : L'herbe qui souffre, aux éditions Memor (1997, Bruxelles) et Foetus fait la tête, aux éditions L'Âge d'Homme (2001, Lausanne), ainsi qu’un roman : Le géranium de Monsieur Jean, aux éditions Zellige, collection Vents du Nord (2012, Léchelle/Paris). Ce roman a reçu le prix Saga Café 2013 du premier roman belge francophone, remis par Patrick Poivre d’Arvor.

Le texte Son ange, publié ici, a été écrit pour le projet "Histoires d’y voir" sur la cécité, mené à l’Athénée royal de Quiévrain, en 5e, 6e et 7e professionnelles - option puériculture, par les professeurs Dolores Decamps et Fany Pitzolu.

Michel Torrekens fera paraître prochainement Papa ! aux éditions Zellige.

Lauranne van Naemen

Après le collage et le crayon, Lauranne van Naemen travaille au bic. Cet outil rencontre son besoin de finesse par le trait et de pureté par la couleur. Le traitement de grandes masses de couleur devient souvent un travail méditatif.

Ses illustrations sont publiées depuis quelques années dans la presse belge (Gael Maison et Victoire, supplément hebdomadaire du journal Le Soir). Ses dessins portent alors sur l'habitat, la mode, la beauté, les enjeux de société… Aujourd'hui, en plus, elle publie ponctuellement ses illustrations dans le magazine Test Achats. Également graphiste, elle a travaillé pour la styliste Marie Van Gils lors du Parcours Modo et met en page différents titres féminins et home & deco (Gael Maison/Feeling Wonen, Femmes d'Aujourd'hui...).

Elle présente son travail dans divers lieux d'exposition à Bruxelles. En février, elle accrochera plusieurs dessins aux murs des anciens établissements Vanderborght (Rue de l’Ecuyer, 50 à 1000 Bruxelles), à l'occasion de l'exposition intitulée "Carte de Visite".

Pour en savoir plus ...

Inspirations

Le groupe AaRON et sa chanson Le Tunnel d’Or, a inspiré cette nouvelle. La sculpture de Pierre-Denis Plumier (1688-1721) au coeur de ce texte fait partie de la chaire à prêcher de l’Église Notre-Dame de la Chapelle à Bruxelles.