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Tracts de crise : traces d’un ouragan viral       

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(c)iStock
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Philippe Lamotte et Julien Marteleur

Philippe Lamotte et Julien Marteleur

Le roman en crise ?
Que reste-t-il au romancier lorsque la réalité dépasse la fiction ? Lorsque se réfugier dans l'imaginaire parait presque insultant au regard de l'ampleur d'une telle crise ? En filigrane de ces Tracts, une angoisse se dessine chez certains auteurs, non celle de la page blanche, mais une autre, plus existentielle : l'angoisse de ne pas être original. Arthur Dreyfuss décrit son malaise en ces termes : "Commencer un livre, c’est avoir un sujet en tête. Un sujet qui bouillonne et qui nous appartient. Or quand tout le monde est obnubilé par le même sujet, l’écrivain a peur. Peur, par orgueil, de passer à côté du sujet majeur. Peur de se borner, par paresse, au sujet trop évident." Car le romancier, cet "explorateur de l'existence", a dû se cloîtrer chez lui, se couper du monde qui l'entoure et, ce faisant, fermer les vannes de l'inspiration. N'est-ce pourtant pas là un moment rêvé pour un auteur, à qui l'on prête volontiers un besoin viscéral de solitude et d'isolement pour créer ? Pour l'auteure franco-canadienne Nancy Huston, l'image doit être nuancée : Si l’écriture se fait dans la solitude, elle ne se fait pas dans le vide", précise-t-elle.
Devant l'abîme creusé par la pandémie, certains ont reculé. "L'écrivain décide, une fois n’est pas coutume, de ne rien faire de tout ça. De ne rien écrire. De ne plus être un écrivain", avoue Arthur Dreyfuss. Car "en théorie, le romancier ne doit rien à la réalité historique. À force de vouloir lui être à tout prix fidèle, il court même le risque de mal la recopier", renchérit le romancier David Rochefort. Et d'évoquer le danger des "wikinovels", ces romans d'auteurs qui, à partir d’une documentation trouvée sur internet, s'emparent d'un événement historique pour en faire un prémâché littéraire.
Est-ce là le futur de l'industrie du livre : des librairies bientôt saturées de récits confinés ?  Si oui, qui lira les rares autres ? s'interrogent plusieurs romanciers. François-Henri Désérable, préfère voir le verre à moitié plein : "Le virus poursuit sa course folle autour du vaste monde, et j’écris. Ça semble dérisoire, dit comme ça, mais je veux croire que ça n’est pas totalement vain : un ami me rappelle que pendant l’épidémie de peste qui décima Londres en 1603, Shakespeare commença à écrire Le Roi Lear."

Distinguer le vrai du faux
Durant cette crise, les informations, vraies, fausses ou contradictoires, se sont succédé à une cadence effrénée et sur tous les supports imaginables : télévision, journaux, mais aussi – surtout ? - réseaux sociaux et internet…"Les nouvelles technologies, en nous surinformant, nous ont inoculé le virus de la rapidité et pour tout dire du 'raccourcissement de la pensée'", pointe avec justesse la journaliste Claire Chazal. La distanciation entre individus a été (et est encore) impérative. Comme pour compenser, l'Homme a collé le nez sur ses écrans. "En matière de réflexion, nulle distanciation non plus, regrette Ingrid Astier dans L'ère virale. Une vie sous perfusion de l’information. Une contamination plus sournoise, par le virus de l’opinion. Des nouvelles en continu, qui ne cessent de réviser leurs positions."
Des masques accessoires devenus soudainement indispensables, des fumeurs protégés des effets du Covid par la nicotine puis finalement plus exposés, un virus aux origines longtemps controversées… On a entendu tout et aussi son contraire. Comment expliquer ces incessants contre-pieds ? La vérité était-elle trop douloureuse à entendre ? L’'écrivain Tsolag Paloyan avance : "Le scandale du mensonge délibéré peut en cacher un autre : l’inconfiance dans l’intelligence de chacun. Si la vérité ne doit pas se dire, c’est parce que les citoyens ordinaires – présumés ici butés, égoïstes, racistes… – ne sont pas considérés susceptibles de faire la distinction entre la vérité et un questionnement sur le bien social." Autrement dit : en ces temps de confinement, de pénurie et de troubles potentiels, il fallait un strict respect des consignes, des économies de masques et une cohésion nationale. Il ne s’agissait dès lors pas d’expliquer que ces masques, utiles mais trop rares, devaient être réservés à d’autres, mais d’anticiper et de canaliser les comportements individuels d’accaparement pour réserver les stocks disponibles aux personnes qui en avaient besoin.
Asphyxié sous les gravats des infos et des commentaires, l'individu a été dépassé par les événements. "Le coronavirus nous obligeait pourtant à ralentir, à nous concentrer, à relativiser et à envisager la complexité des êtres humains et des situations", souligne Claire Chazal. Saura-t-on en tirer les leçons qui s'imposent ?

La mort et la vie revisitées
"Après l’ouragan, il va falloir apprendre à redécouvrir le sens de la fin de vie." Chirurgien à Strasbourg, Christian Debry, entend par là "tenter de vivre plus apaisé avec elle, mettre à bas la techno-mort, ne plus parler d’homme augmenté où je ne sais quelle stupidité (…) Les mourants demandent de l’empathie et de l’humilité, pas de l’intelligence artificielle." 
Théologienne protestante, Marion Muller-Collard s’interroge sur la dignité des corps, après avoir appris ce témoignage d’une infirmière horrifiée qu’un brancardier ait déposé sa valise directement sur le corps d’une personne tout juste décédée du Covid-19. "Ce visage clos ne mérite-t-il pas plus d’attention qu’un pneu crevé sur le bord de la route ? Ou bien fera-t-il miroir et convoquera-t-il notre conscience ? Car devant un mort, on est seul et face à toute l’humanité (…). Nous sommes, en vérité, dépouillés devant les dépouilles."
Autrice également, Claire Fercak avoue n’avoir jamais pu imaginer qu’un jour on ne puisse même plus accompagner ses proches vers la mort. Finis, voire interdits, les gestes, regards et paroles permettant d’adoucir les derniers instants ! "Même s’isoler chez soi pour se plonger dans le chagrin n’est plus un choix, c’est une obligation.  (…). Pour ceux qui ont perdu un proche, un temps sera nécessaire à la réappropriation des moments retirés." Et de s’inquiéter sur l’état de santé du personnel soignant, pour qui la fin du confinement "ne sera ni une grande fête, ni une bataille remportée. Si cela pouvait rendre modestes, plus humains, ceux qui ont échoué par arrogance, par mépris, par intérêt financier… "

Quel monde, demain ou après-demain ?
Le monde de demain, meilleur ou pire que celui d’hier ? Sera-t-il plus attentif à ce qui a probablement fait émerger et diffuser le Covid-19, c’est-à-dire une modification profonde de l’environnement naturel sur fond de mondialisation ? Edgar Morin, sociologue et philosophe, admet qu’il est bien difficile de déjà répondre à ces questions mais "craint fortement la régression généralisée qui s’effectuait déjà les vingt dernières années." Il la détaille : crise de la démocratie, corruption et démagogie triomphantes, poussées nationalistes, xénophobes et racistes, etc.
Pour le politologue Bruno Tertrais, la lutte contre le changement climatique ne sera pas davantage prise au sérieux qu’avant la pandémie. Pourquoi ? Parce qu’elle déploie des effets immédiats, visibles et tragiques, à l’inverse du dérèglement climatique. Il ne croit donc pas au grand tournant environnemental. En revanche, l’écologie au sens premier reviendra sur le devant de la scène comme discipline scientifique se penchant sur la déforestation et la destruction des habitats.
Selon lui, la crise actuelle ne fera pas exception aux règles communes à toutes les crises : elle accélérera les tendances antérieures. "Le retour des frontières, déjà bien engagé au cours des années 2010, est cette fois bel et bien là. La peur du virus s’ajoutera à celle de l’étranger : moins de tourisme, moins d’immigration." Lui faisant écho, René Frégni, ex-infirmier, tape durement sur le clou de notre responsabilité collective. "Nous écrasons tout ce qui est vivant pour notre jouissance (…).  Nous avons appelé ces massacres la « civilisation ». Nous succomberons broyés par elle. Le virus de notre toute-puissance a fait mille fois plus de dégâts, de souffrances et de morts que ce pauvre coronavirus."
Pas de défaitisme, pourtant. Edgar Morin propose un "humanisme régénéré" qui consisterait à associer des termes contradictoires : "mondialisation" (pour tout ce qui est coopération) et "démondialisation" (pour établir une autonomie alimentaire sanitaire, par exemple) ; "croissance" (de l’économie des besoins essentiels, de l’agriculture fermière ou bio, etc.) et "décroissance" (de l’économie du frivole, de l’agriculture et l’élevage industriels, de l’illusoire du jetable, etc.).
Un signe d’espoir au-delà du tragique, une opportunité malgré les ravages en cours : c’est aussi ce que propose l’écrivaine indienne et militante des droits humains Arundathi Roy, pour laquelle la pandémie est un portail. "Nous pouvons choisir d’en franchir le seuil en traînant derrière nous les dépouilles de nos préjugés et de notre haine, notre cupidité, nos banques de données et nos idées défuntes, nos rivières mortes et nos ciels enfumés. Ou nous pouvons l’enjamber d’un pas léger, avec un bagage minimal, prêts à imaginer un autre monde (…) Rien ne serait pire qu’un retour à la normalité."

Pour en savoir plus ...

>> Tracts de crise. Un virus et des hommes. 18 mars-11 mai 2020,  éditions Gallimard, 17 EUR