Musique

"Les cris restent : le rap belge se serre les coudes      

3 min.
(c)Najib Chairi - CVB
(c)Najib Chairi - CVB
Julien Marteleur

Julien Marteleur

Tout commence sur les réseaux sociaux, au mois de janvier dernier : Ypsos, vieux briscard de la scène rap bruxelloise, retourne dans le passé en diffusant sur sa page Facebook "11'30'' contre les lois racistes", morceau collectif emblématique du hip-hop français datant de 1997. Ce titre, fruit d'un contexte politique houleux et rassemblant une quinzaine d'artistes, voulait dénoncer le durcissement des "lois de fer" établies en France par les ministres Pasqua et Debré, durant lesquelles les violences policières se sont multipliées. "J'étais nostalgique musicalement, de cet esprit de famille, de ce travail d'équipe qui caractérise le rap de l'époque et qu'on ne retrouve plus aujourd'hui, raconte Ypsos. Je me suis demandé s'il était possible de retrouver cet esprit en 2020, d'autant que ce type de questions sociales est toujours d'actualité, chez nous ou ailleurs." 40 MC’s (pour Master of Ceremony ou Microphone Controller) flamands, wallons et bruxellois, répondent à cet appel informel. Durant trois jours, ils vont se retrouver en studio pour laisser leur marque dans l'histoire du rap belge.

Sans artifices
Proche d'Ypsos et du milieu du rap en général, le réalisateur Najib Chairi veut lui aussi participer. Au lieu de micro, il embarque sa caméra pour immortaliser cette session d'enregistrement inédite. Cela donnera "Les cris restent", un documentaire qui prend le contrepied du making-of traditionnel. "D'habitude, quand un documentaire du même genre est réalisé, ce sont les artistes qui sont mis en avant. Il y a un aspect promotionnel auquel je voulais à tout prix échapper, raconte Najib Chairi. Ce qui m'intéressait, c'était de mettre l'accent sur ce que ces 40 hommes et femmes avaient à se dire, je voulais que ma caméra stimule l'échange artistique. Chacun pouvait rebondir sur ce que l'autre disait, à l'instar des sessions 'freestyle' qui sont la marque de fabrique du hip-hop."
Le résultat est organique, sans pour autant paraître brouillon. Dénuées d'artifices, les images lèvent un coin du voile sur les états d'âme, inquiétudes et revendications des protagonistes. Volontairement, le documentaire n'offre aucune indication sur l'identité des artistes qui prennent la parole. "Les stars de ce documentaire, ce sont les mots, pas les visages. Avec les artistes, nous avons essentiellement travaillé les questions que j'allais leur poser, pour que le propos colle au plus près de la réalité qu'ils vivent au quotidien", explique le réalisateur.

Le collectif avant tout
Ce qui ressort avant tout dans "Les cris restent", c'est cette envie de retrouver un esprit de collectivité, sentiment semble-t-il partagé par l'ensemble de la scène hip-hop belge. "Aujourd'hui, tout le monde crée dans son coin. Travailler à plusieurs, ça permet de sublimer l'identification individuelle, résume un rappeur verviétois. Cela permet de se réunir sous une bannière commune, de mieux se comprendre, de créer des ponts plutôt que des barrières. C'est ce qu'on doit privilégier aujourd'hui : les connections plutôt que les tensions. Impossible de se connecter sans dialoguer". "Des rivalités entre quartiers sont tombées grâce à la musique. Ce type de projet montre que nous ne sommes pas si différents les uns des autres, avance un MC bruxellois. Il faut que les jeunes se rendent compte que le travail en collectif, artistique ou autre, peut les reconnecter avec la société qui les entoure, tout en leur ouvrant une fenêtre de réflexion."
Encore trop largement considéré comme une "sous-culture", le rap belge n'a plus envie de se cacher. "On a des choses à dire et on nous a souvent fait des procès d'intention, appuie Ypsos. C'est facile de dire qu'on ne pense qu'à tout péter, mais il ne faut pas pour autant croire qu'on oublie ce qu'il faut reconstruire derrière. Et puis, ce n'est pas parce que tu ne connais pas Rimbaud ou Baudelaire que tu n'as rien à dire ou que ta plume ne mérite pas d'être lue." "Les cris restent" est un plaidoyer pour l'action et le mouvement. "Sur les réseaux sociaux, on ressent surtout un sentiment de fatalisme, d'inaction, déplore Najib Chairi. Les gens se plaignent que c'était mieux avant, qu'il faudrait que ça change, etc. Ce morceau, ce documentaire sont la preuve que si on en a vraiment envie, on peut recréer à sa manière une ambiance, un univers qu'on croyait perdus pour toujours."