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À votre bon coeur

À votre bon coeur © MAXPPP belgaimage

Ici, la tournée Solidarité SDF. Là, le Viva for life pour les enfants pauvres. Ici, le Télévie. Là, le Relais pour la vie, contre le cancer… Ici, un homme amoché, debout, un gobelet vide à la main, entre l'agence bancaire et le supermarché. Là, une femme et un jeune garçon, calfeutrés tant bien que mal sur cartons et couvertures à deux pas d'une salle de spectacle… Toutes ces mains tendues ! Les appels fusent. Sans compter les besoins silencieux de ceux à la précarité cachée…


Ici, on offrira une pièce. Ou deux. Là des compétences, du temps, de la chaleur. Ici, on fera un don ou une promesse de don. Là, un ordre permanent. De combien ? Quel montant pour vraiment changer la donne, pour modifier la trajectoire ? Et quelle main saisir ? Celle du frigorifié au coin de la rue ? Celle d'une école en manque de moyens ? Celle de chercheurs aux mains desquels des malades ont placé leur espoir ? Celle de paysans à l'autre bout du monde ? Fatigués par tant de sollicitations, il nous arrivera alors plus d'une fois de détourner le regard.

"On réduit les capacités d'action de l'état, on privatise les prestations, on accentue les besoins d'aide de ceux qui ne peuvent pas les payer et on fait ensuite appel à la générosité du public pour y répondre."

Affaire d'humain, affaire d'État

Il faut pourtant être aveugle et sourd pour ne pas percevoir la gravité de la situation. "La pauvreté s'est accrue en même temps que les inégalités socioéconomiques, que les coupes dans les budgets de l'État et que l'affaiblissement des mécanismes de solidarité globale : allocations de chômage, sécurité et aides sociales… Les exclusions se font de plus en plus nombreuses, les conditions d'accès de plus en plus strictes, et l'on s'étonne de devoir faire ensuite appel à la solidarité du public", lançait André Linard, ancien secrétaire général du Conseil de déontologie journalistique dans les colonnes du journal Le Soir (1).

"La solidarité, c’est aussi une affaire d’État", a-t-on envie de marteler avec ce féru de justice, abasourdi par le cynisme des politiques mises en œuvre. "On diminue les cotisations payées par tous, on réduit les capacités d'action de l'État, on privatise les prestations, on accentue les besoins d'aide de ceux qui ne peuvent pas les payer et on fait ensuite appel à la générosité du public pour y répondre. Et le comble est atteint lorsque les acteurs politiques et économiques qui mènent ces politiques viennent remettre un don sous les applaudissements."

Pansements et bouts de ficelle

Il n'est pas ici question d'offenser, de discréditer ou de décourager les individus – les associations – qui s'engagent au bénéfice des autres, encore moins de censurer ceux qui tendent la main. Mais il semble urgent d'ouvrir les yeux plus largement : "donner un peu pour corriger la pauvreté des moyens pendant que d'autres mènent des politiques globales qui les réduisent encore. C'est le vieux débat entre la charité (aider les pauvres) et la justice (éliminer les causes de la pauvreté)".

Des petites pièces de ci, de là, des bouts de ficelles, des opérations coup de poing, ne serait-ce pas autant de pansements pour colmater les brèches ? Le tiraillement entre charité et justice ne date pas d'hier, rappelle André Linard qui avait 15 ans en 1968. "Dans les années 1960 déjà, un évêque brésilien bien connu, Don Helder Camara, avait coutume de constater : 'quand je donne à manger à un pauvre, on dit que je suis un saint ; quand je demande pourquoi il est pauvre, on me traite de communiste.'" Et ceci ne tenait pas du compliment, s'il y avait lieu de le préciser.

Sortir le nez du guidon

À l'heure où par à-coups – de moins en moins insidieux – notre sécurité sociale est délitée, André Linard nous force à détacher nos nez des guidons. Qu'est ce qui est le plus efficace au-delà du court terme ? Les opérations de collecte en quête de "remasterisation" pour atteindre le donateur moderne ou bien la solidarité politique, créatrice d’institutions justes et accessibles à tous ? Tout en nous détachant d'un manichéisme stérile, faisons marcher nos jugeotes, que diable ! Et cessons d'entendre sans broncher que la sécurité sociale se résume à un coût toujours trop important, à nous culpabiliser de son poids, à chercher l'image de bon élève ; alors que la classe du "tout au marché" apporte bien peu de sens pour ceux qui ne résument pas la vie à choyer leur nombril. Conjuguons avec discernement et sens critique les solidarités micro et macro.