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Alors, heureux ?

Alors, heureux ? © Reporters

L’argent ne fait pas le bonheur…” : la formule ponctue quantité de discussions, quand elles s'aventurent sur l'état des finances. Nombre de ménages se voient contraints à cette sagesse – un rien résignée. Et d'ajouter: “…mais il y contribue”. Le titre d'un récent livret résonne alors comme un espoir de réconciliation entre l'économique et le bien-être: “Et si l'économie nous parlait du bonheur ?(1).


Depuis plus de cinquante ans, le PIB (produit intérieur brut) marque le cap, agit comme jauge de la santé d'un pays. Lorsqu'il croît, tout va bien. Lorsqu'il stagne voire décroît, c'est très mauvais signe. Mais l'indicateur qui mesure l'activité économique fait l'objet de critiques. Ses limites sont rappelées régulièrement : quid de la mesure des inégalités, du fossé croissant entre riches et pauvres? Quid de la mesure de l'épuisement des ressources? Des indicateurs complémentaires apparaissent, comme l'empreinte écologique ou l’indicateur des déséquilibres et des inégalités socioéconomiques...

Richesse, bien-être, progrès : comment refaire les comptes?, interroge un dossier du mensuel Alternatives économiques, en 2009(2). Car le PIB n'envoie plus les bons signaux pour éclairer l'avenir, donner “une perspective d'un après meilleur qui porte les individus(1) et guider l'action publique. L'entrée en matière de l'article est très parlante. La journaliste – Sandra Moatti – raconte deux histoires en parallèle. Plongeons avec elle au cœur de l'été : “Au volant de sa voiture, Dolorès est énervée. La journée a été exténuante au bureau, elle a mal au dos et cela fait vingt minutes qu'elle est bloquée derrière ce camion qui crache une fumée épouvantable. Pas moyen de fermer les fenêtre par cette chaleur. Il serait peut-être temps d'acheter une voiture avec la clim' en profitant de la prime à la casse… En plus elle va encore être en retard. Heureusement l'assistante maternelle qui garde son fils ne rechigne pas à faire des heures sup’. Quand elle arrive enfin chez elle, après avoir attrapé une pizza pour le dîner, elle croise son voisin, tout souriant, et répond vaguement à son salut. Félix sourit, car il est enchanté de sa journée. Il se félicite de sa décision de passer aux quatre cinquièmes pour s'occuper des enfants le mercredi. Cette partie de foot au parc lui a fait un bien fou. (…) Après ça les devoirs ont été un jeu d'enfant! Il a même eu le temps de faire une tarte avec les beaux fruits que tante Yvonne leur a ramenés de son jardin dimanche. Il aurait bien invité sa voisine à en prendre une part, mais elle n'avait pas l'air de bonne humeur…

Au regard du PIB, Dolorès fait office de bonne élève : comptent son travail, les heures de la puéricultrice, le recours à un kinésithérapeute, l'achat d'une nouvelle voiture, la pizza… Mais en termes d'éducation, de liens sociaux, de santé, de bien-être… Félix n'a-t-il pas une vraie longueur d'avance ?

Le PIB ne donnera jamais ni une mesure de la qualité de vie, ni une mesure de la soutenabilité”, conclut l'économiste français Jean-Paul Fitoussi(3). Disant cela, il ne joue pas à l'utopiste isolé. La Commission européenne veut voir “au-delà du PIB”, depuis 2007. Les Nations unies ont développé un indice de développement humain, incorporant éducation, santé et niveau de revenu par habitant. Sans oublier le pays dont on parle comme d'un petit laboratoire : le Bhoutan, avec son calcul novateur du “bonheur national brut” (BNB). Il est gouverné au départ d'indicateurs alternatifs comme l'accès à un logement. Il établit pour chacun des seuils de suffisance, au-delà desquels il n'est pas nécessaire d'aller, cela n'apporte pas de plus. L'approche est saluée(4) : l'ex-premier ministre du Bhoutan, Jigmi Thinley, se verra attribuer prochainement un des Doctorats honoris causa de l'UCL.

La Wallonie n'est pas en reste (le fédéral non plus, même s'il s'y attèle plus tardivement – le projet de loi est en discussion au Parlement). Elle s'est lancée dans la définition d'une nouvelle batterie d'indicateurs. Point positif, côté wallon : la consultation étayée des citoyens pour établir les critères de bien-être. Ainsi, parallèlement à des panels citoyens et un site interactif(5), une attention a été portée à “un public en situation de pauvreté”. Le classement des valeurs prioritaires établi par les plus pauvres porte des enseignements particuliers. Priorité au logement, à la santé, à la sécurité d'existence. L'emploi ne vient qu'après. Priorité aussi à la solidarité. Voilà une belle leçon : malgré le manque de moyens, les personnes qui comptent parmi les plus pauvres “ne conçoivent pas de se replier sur elles-mêmes et de ne pas aider celui qui a encore plus besoin qu'eux”, conclut le rapport de la Fédération des CPAS. Les écouter invite à intégrer la solidarité dans l'élaboration d'indicateurs de bien-être. Aux experts de définir comment.

Impliquer les citoyens dans le choix des nouveaux indicateurs qui serviront de boussoles, de références aux politiques : voilà ce qu'appelle de ses vœux Laure Malchair, l'auteure de “Et si l'économie nous parlait du bonheur ?”. Le défi est de taille, mais semble prometteur et riche de sens.