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Ce que l'argent ne peut acheter...

Ce que l'argent ne peut acheter... © Philippe Turpin - Belpress

"Au marché, tu peux tout trouver…", chantonnent les enfants avec Henri Dès. Et d'énumérer : les patates et le poisson, les savates et le savon… Ils ne s'y sont pas trompés. Sur les marchés aujourd'hui souvent virtualisés, on peut en effet tout trouver. Certains parlent d'ailleurs de l'ère du triomphalisme mercantile. Non sans une pointe d'espoir en son épilogue. Le philosophe aux pratiques de showman, Michael J.Sandel, ouvre le débat sur ce que l'argent ne pourrait acheter…


À y regarder de plus près, en particulier du côté de nos voisins américains, tout ou presque peut s'acheter. M.J. Sandel amasse les exemples, depuis une quinzaine d'années. Attendez-vous à être surpris : le monnayable nous entraîne sur des terrains que l'on imagine protégés. Et pourtant…

Disposer d'un numéro d'appel spécifique pour son médecin, avec la garantie d'être reçu le jour même, ça se vend. Un crâne rasé qui se verra tatouer une publicité, ça se vend. Un chômeur ou un retraité qui patiente pour un autre dans une file d'attente afin d'acheter un billet de spectacle, d'assister à une audience parlementaire, de bénéficier d'une consultation médicale…, ça se vend. Un droit à l'immigration, ça se vend. Une assiduité de l'écolier aux lectures imposées par les enseignants, ça se vend. Le fait de suivre un traitement préventif comme le sevrage tabagique ou la perte de poids, ça se vend. Le nom des stades sportifs, les souvenirs sportifs jusqu'à la terre foulée par une star du baseball lors d'un coup mémorable, ça se vend. Un retard en fin de journée pour venir chercher son enfant à la crèche, ça se vend. Le pronostic vital d'une star, ça se vend. S'assurer contre le risque d'amende pour fraude dans le métro, ça se vend. Etc…

"L'immixtion du marché et des raisonnements qu'il induit dans les aspects de la vie traditionnellement régis par des normes non marchandes est l'une des évolutions les plus significatives de notre temps", estime Michaël J.Sandel. La logique marchande serait en passe de devenir le seul prisme au travers duquel nous jugeons de l'intérêt et de la vertu d'un bien, d'une attitude… "Sans nous en rendre vraiment compte, ni même avoir décidé de le faire, nous n'avons plus une économie de marché : nous sommes une société de marché". Que les relations personnelles, la vie de famille, les soins, la vie civique… soient marchandisés, nous devrions nous en préoccuper…, suggère le philosophe.

Des objections à la marchandisation intégrale se font jour.

D'abord pour une question d'équité. Avec le monopole du pouvoir de l'argent, les plus nantis se voient favorisés ; et les plus précaires contraints de vendre un objet ou une partie d'eux-mêmes qu'ils n'auraient pas choisi de céder s'ils avaient eu les moyens de faire autrement. Ce souci de l'équité repose sur un idéal moral que le philosophe décode : l'idéal du consentement. Le choix de vendre est-il librement consenti? Vraiment volontaire ? À partir de quel moment peut-on parler de transaction équitable ?

Ensuite pour une question de respect de la valeur des biens. Michaël J. Sandel parle de "corruption". "Nous associons la corruption aux bakchichs, aux paiements illicites. En réalité, le mal est plus profond. Il arrive que l'argent érode la valeur des biens auxquels il permet d'accéder." Le philosophe donne des exemples pour se faire comprendre. Ici avec l'éducation. On résiste à payer les enfants pour qu'ils apprennent à lire et à écrire. Pourquoi ? Parce qu'on considère que le but de l'éducation n'est pas seulement de rechercher d'excellents résultats. Parce qu'on croit également que l'éducation n'a pas comme seul objectif de rendre l'être humain compétitif sur le marché du travail. Parce qu'on considère aussi que développer les capacités intellectuelles participe à une vie épanouie. En bref parce qu'on donne à l'éducation une valeur particulière. Rémunérer cette valeur serait la dévoyer et pourrait lui nuire. Sans nécessairement être efficace. Car l'argent ou les récompenses diminueraient nos motivations. Par contre, la conviction de bien agir ou l'intérêt prêté à la tâche à accomplir donneraient de meilleurs résultats…

Certains économistes comparent l'altruisme, la générosité, la solidarité, le sens civique à des ressources rares, qu'il y aurait lieu de ménager au risque de les épuiser. M.J Sandel, comme d'autres, avancent au contraire qu'elles grandissent avec la pratique, s'exercent comme des muscles au risque de dépérir. Il plaide pour que nous abusions des débats publics autour de l'intérêt général, que nous réfléchissions à la place du marché dans notre société. Là où il la sert. Là où il lui nuit.

Michael J.Sandel, Ce que l'argent ne saurait acheter, éd. du Seuil, 2014, 325p.