Retour à Archives opinions

L'art de la dispersion

L'art de la dispersion © EASYFOTOSTOCK BELGAIMAGE

Le piéton qui omet de regarder avant de traverser, parce qu'il a les yeux rivés sur son smartphone, ou dans son bouquin. L'automobiliste qui chipote sur son téléphone en même temps qu'il conduit… La sécurité routière a fort à faire avec nos distractions. Et elle n'est pas la seule. Tant l'Homme moderne est "dispersé". Cette tare ne serait pas toujours si invalidante qu'on ne pourrait le penser. À certaines conditions, selon des scientifiques.


Sur de nombreux terrains, on guerroie avec la distraction. L'éducation réclame de la concentration et s'inquiète du diagnostic récurrent de TDAH pour trouble de déficit de l'attention et hyperactivité. Des médicaments entendent d'ailleurs combattre ce problème. Quant à notre bien-être général, il pâtirait de l'affairement quotidien qui nous submerge. On ne compte plus les méthodes pour se recentrer, se relaxer, se poser. Et que dire de nos cerveaux bombardés d'informations, de nos comportements de zappeur qui ont le don de susciter la critique chez certains, et de captiver les praticiens du marketing, dans leur souci de suivre la manière dont notre attention se fixe pour nous faire acheter. Serions- nous pris dans un tourbillon ?

Une ressource très courtisée

Le sentiment d'être submergé ne date pas d'hier. À la Renaissance déjà, observe le professeur de littérature Yves Citton (1), la profusion inédite de livres faisait craindre la dispersion. Mais c'est avec l'essor du capitalisme industriel et avec l'apparition des mass media que l'attention devient un enjeu primordial. Il s'agit alors de la contrôler. Que ce soit l'attention des travailleurs sur les chaînes de montage. Que ce soit l'attention des consommateurs pour les pousser à l'achat. Aujourd'hui, "avec la numérisation de l'attention, on passe à un niveau encore supérieur", explique ce spécialiste de l'attention. Les géants du Net – tels le moteur de recherche Google – fonctionnent avec des algorithmes qui visent à focaliser notre attention, à la diriger. Considérée comme une ressource rare, elle est en effet captée et orientée par ces opérateurs Internet, puis revendue aux annonceurs.

Une atmosphère à se réapproprier

Comment réagir ? Il s'agirait moins de préserver notre concentration que de construire des objets communs d'attention loin des logiques commerciales qui focalisent, voire qui abrutissent. Selon, l'anthropologue de nos vies contemporaines, Stefana Broadbent, "le problème n’est pas tant l’attention que l’objet de l’attention. On dit que les gens gaspillent leur attention, mais la question est plutôt de savoir ce sur quoi ils la gaspillent" (2).

L'exploitation de notre attention comme une marchandise ne laisse en effet pas tout le monde indifférent. Çà et là, les réactions se font jour (3). Et Yves Citton n'est pas en reste. Dans un plaidoyer pour une écologie de l'attention, il engage à agir pour se réapproprier collectivement la précieuse ressource. Comment ? Non pas en considérant qu'il n'y aurait de salut que dans la concentration et dans l'absence de dispersion. Mais en reconfigurant les environnements - notamment médiatiques - qui conditionneront nos attentions de demain. Et le champ d'actions est vaste : il va de la militance pour limiter la publicité, à l'adoption d'attitudes d'écoute et de respect mutuels dans les salles de classe ou les réunions de travail, dans les rencontres politiques, etc.

Les vertus de la dispersion

Finalement, il n'y aurait pas d'un côté la "bonne" attention concentrée et, de l'autre, la "mauvaise" dispersion distraite. C'est en tout cas le point de vue de Yves Citton. Il conseille à la fois d'aménager dans notre quotidien des "vacuoles de silence", moments dans lesquels nous pourrions développer ce que nous aurions à dire ; à la fois d'adopter des stratégies de dispersion. C'est-àdire de permettre au hasard et à l'intuition de trouver ce que nous ne cherchons pas nécessairement. De cette manière, nous nous connectons à d'autres points de vue, nous élargissons et nuançons notre compréhension du monde.