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La permission d'échouer

La permission d'échouer © iStock

Rater un examen, ne pas être élu aux élections, sortir du four un gâteau à piètre allure, faire faillite, se séparer… ça ne s'expose pas. Tout juste si cela se chuchote dans la confidence d'un cercle restreint. Mais quelques esprits malins font entrer l'échec dans le règne de la "success story".


À scruter les écrans autour de nous, on croirait la vie faite de réussites. Le perdant au jeu télévisé part avec son lot de consolation et garde le sourire; le seul souvenir permis est son heure de gloire. Les internautes affichent leurs minois réjouis à coup d'effet esthétisant; leurs visages ainsi placardés préfèrent l'option "jeune et jolie"; sinon ce sera un profil paysage, petite fleur ou la photo des enfants, tous charmants. Les candidats déçus aux élections disparaissent derrière une stratégie de remerciements enjoués pour les voix engrangées – même insuffisantes. Les discours et témoignages sur la perte d'un travail ou la faillite d'une entreprise diront le début d'une belle aventure vers de nouveaux défis.

"L’horizon proposé et entretenu par des millions d’utilisateurs des réseaux sociaux, n’est que l’illusion d’une vie parfaite. Toute comparaison est impossible à tenir", observe l'essayiste Mathilde Damandier (1). La pression de la "réussite" est à ce point forte que certains en arrivent à développer une forme de "névrose de l'échec". Les voilà capitulant avant d'avoir essayé, préférant ne rien tenter plutôt que de risquer d'échouer.

Raconter ses échecs avec le sourire de la réussite

Ne pas oser, autre défaillance. Dans le champs des Gafa (2), la culture se veut entrepreneuse. L'art de la start up est élevé au rang de major. Et pour soutenir l'esprit créatif made in Sillicon Valley, la théorie du "fail fast, learn fast" (échouer vite, apprendre vite) est portée en étendard. Les Failcon sont utilisées comme des outils de cette doctrine. On les connaît moins de ce côté de l'Atlantique, quoiqu'elles fleurissent çà et là. De quoi s'agit-il ? De conférences durant lesquelles des entrepreneurs témoignent de leurs revers professionnels. L'objectif : dédramatiser les ratages, valoriser les rebonds. Le mode est a priori au "happy end".

Mais de quels échecs parle-t-on ? Ceux de Jeff Bezos, PDG d'Amazon et ses pairs, ceux de ces figures de l'économie moderne qui n'en finissent pas de pouvoir lever de nouveaux fonds, pour innover, malgré les échecs coûteux. Eux, ils arborent comme des guerriers valeureux les cicatrices de leur plantage, alors que d’autres "essuient leur échec – avec leur investissement ou, pire, leur simple force de travail". Le PDG rebondit et se targue d'une "success story". Son entreprise – et ses employés - en subissent les dégâts collatéraux. "71% des cadres de l'entrepôt logistique d'Amazon à Montelimar sont insomniaques, 70% des employés évoquent le stress au travail et 40% ont déjà consulté un médecin. (…) Pour eux, l’échec n’est pas une prouesse mais une fatalité", rappelle Mathilde Damandier.

Et l'essayiste de conclure: "Valoriser son propre échec n’est plus qu’un nouveau moyen de se déresponsabiliser." La belle affaire pour ces grands patrons 4.0.

Progresser avec ses échecs en se frottant à la réalité

L'échec peut avoir aussi ses vertus (3). Surtout quand il ouvre à la sagesse du questionnement, quand il marque une étape dans la compréhension, quand il stimule la curiosité, quand il appelle à s'aventurer de guingois par rapport aux "process" qui règnent en tristes maîtres. Échouer peut prendre des allures de créativité, constituer un heureux accident. Sans l'oubli d'une soeur Tatin échouant dans sa recette, la tarte du même nom aurait-elle régaler les papilles et serait-elle devenue un dessert incontournable ? Sans l'erreur de modélisation d'un ingénieur américain cherchant à enregistrer les battements cardiaques, le pacemaker permettrait-il de stimuler le coeur ? Etc. Tant de découvertes naissent de l'échec (4). Nous aurions tort de ne pas cultiver de l'espace où nous pouvons nous tromper, où nous doutons, où nous vivons l'échec en beauté.

Nous aurions tort de ne pas poser un regard bienveillant sur les ratages, les nôtres et ceux des autres ; en considérant qu'ils peuvent être expériences intéressantes davantage qu'humiliations, moteurs de culpabilité ou épisodes à vite oublier.