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Liberté, égalité, importunées

Liberté, égalité, importunées © RMN-GP (musée du Louvre) - Stéphane Maréchalle

"La femme est faite spécialement pour plaire à l’homme ; si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe, son mérite est dans la puissance", écrivait en 1762 le philosophe Jean-Jacques Rousseau. Mars 2019. Dans un essai extrêmement bien documenté (1), la blogueuse Valérie Rey Robert pointe les idées reçues autour d’un sujet sensible : les agressions sexuelles. Pour les qualifier, elle emploie deux termes dont l’association peut paraître choquante : la culture du viol.


L’Italie du Nord, il y a quelques semaines. Trois magistrates décident de débouter une victime présumée de viol et de disculper les deux accusés sous motif que la jeune femme serait "trop masculine pour être violée". L’affaire a fait grand bruit. Elle sera à nouveau jugée par une juridiction supérieure. En Belgique, 3.000 plaintes pour viol seraient déposées par an. En France, chaque année, 84.000 femmes et 14.000 hommes âgés entre 18 et 75 ans sont victimes de viol ou de tentatives de viol. Seule une victime sur dix porte plainte et une plainte sur dix aboutit à une condamnation. Ces données – déjà interpellantes – ne représentent pas la réalité car de nombreuses victimes ne se manifestent pas.

Agresseur et victime : avoir le bon profil

Les amateurs de films, de romans noirs et de séries policières le savent mieux que personne. Souvent, dans les fictions, le violeur est un monstre psychopathe, tapi dans le coin d’une ruelle déserte. Il sévit la nuit, et s’en prend à une inconnue qui a le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Dans la fiction comme dans la réalité, ces crimes sont fortement et unanimement condamnés. L’autrice s’interroge :  que se passe-t-il lorsque l’agresseur n’est pas "l’autre" mais "le pair" ? Lorsqu’il s’agit d’un homme proche, talentueux, apprécié ? Lorsqu’il a agressé son épouse, sa collègue, sa camarade, une femme de chambre ? D’autres mécanismes se mettraient alors en place. Il faudrait chercher des explications aux actes commis. Valérie Rey Robert cite de nombreux exemples. Dans les affaires qui ont impliqué l’ancien directeur du FMI Dominique Strauss Kahn, des experts politiques ont parlé "d’excès de confiance", ses avocats ont plaidé une "sexualité plus rude que la moyenne", le journaliste Jean-François Kahn a évoqué "l’imprudence et le troussage domestique", le romancier Pascal Bruckner a défendu "le libertinage, la tradition amoureuse à la française" et l’a opposée au puritanisme américain en écrivant dans le quotidien Le Monde que "nous avons beaucoup de choses à apprendre de nos amis américains mais certainement pas l’art d’aimer". En résumé, Dominique Strauss Kahn aurait commis ces actes bien malgré lui et sa con­dam­nation résulterait d’un choc des cultures, de la mécompréhension d’un art national.

De la Bible à Bigard

Ces messages peuvent brouiller les pistes. Qui est coupable, qui est victime ? Lorsque, après l’affaire Weinstein, les hashtags MeToo et Balance ton porc ont fait leur apparition, les thématiques de la grivoiserie, de la galanterie, des jeux de séduction "à la française" sont revenues au-devant de la scène médiatique. L’écrivain Frédéric Beigbeider, a qualifié – dans le magazine Elle paru en décembre 2017 – le mouvement de "seconde grande vague de délation depuis la Seconde Guerre mondiale", tandis que d’autres revendiquaient la liberté d’importuner (2). Dans son ouvrage, Valérie Rey Robert ne jette pas d’huile sur le feu. Elle n’oppose pas les hommes et les femmes. Elle pointe une manière d’envisager les rapports de séduction comme des rapports de domination d’un sexe sur un autre, imprégnés par des stéréotypes et des traditions culturelles qui brouillent les notions de victime et de coupable. Elle cite Eve, Dalila, Pandore, Hélène… figures bibliques et mythologiques présentées comme sournoises, tandis que Casanova ou le Vicomte de Valmont, héros du roman épistolaire classique Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos sont considérés comme de grands amoureux. Et comment ne pas minimiser les violences sexuelles lorsqu’on en rit si facilement ? Que penser de l’attitude de l’humoriste Jean-Marie Bigard, effaré par l’annulation de plusieurs dates de sa tournée après avoir raconté une "plaisanterie" sur le viol lors d’une émission télévisée ?

Sortir de l’impasse

Concernant le comportement de l’humoriste, l’autrice Myriam Leroy écrivait dans le Soir (3) qu’il fallait "accepter de questionner les pratiques passées. Quitte à ce que cela paraisse oppressant pour certains". Valérie Rey Robert invite à envisager une nouvelle manière de penser les rapports de séduction et sexuels, sans sexisme. Les outils en seraient, entre autres, l’éducation mais également la conscientisation des acteurs qui interviennent dans le processus. Si elles n’étaient pas si nombreuses à devoir justifier leurs réactions, leur "bonne conduite", leur tenue, leurs cris ou leurs silences, si elles ne devaient pas prouver qu’elles ne sont pas responsables de ce qui leur est arrivé, les victimes – hommes et femmes – seraient peut-être plus nombreuses à s’exprimer.