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Loin des yeux, loin du cœur

Loin des yeux, loin du cœur Les bonshommes de plastique dénoncent la tendance à rendre les plus pauvres transparents à l'extrême.
© LST

Des silhouettes de films plastiques translucides. Comme autant de fantômes que l'on tente d'oublier. Comme autant d'êtres que l'on a tendance à perdre de vue. À l'occasion de la journée du refus de la misère, elles réapparaissent. Elles nous invitent à ouvrir les yeux, à scruter derrière les statistiques, à poser un regard teinté – enfin - de bienveillance.


Prototypes flottants au vent, ces cintres habillés de rien se fondent dans le décor. Ils rappellent pourtant avec force l'existence d'humains que la transparence entend réduire à néant. Rendre visible, c'est bien l'intention de ceux qui brandiront ces corps évaporés pour la deuxième année consécutive. Quelques témoins de la grande pauvreté marquent ainsi la journée du 17 octobre, date symbole du refus de la misère.

Leur message est double : "D'une part, les pauvres sont rendus inexistants par diverses conditionnalités qui les poussent hors du droit et hors 'les murs'. D'autre part, il leur est imposé de se mettre à nu, de rendre transparente la totalité de leur vie, comme une indispensable condition pour 'exister' à travers diverses formes d'aides, d'assistances ou de solidarités."(1) Décryptons.

Se cacher du mépris

Il est d'abord question de reconnaissance, de prise en compte dans les politiques menées, dans l'organisation de l'aide sociale. Le constat n'est pas neuf. Combien d'initiatives n'ont-elles pas tenté de faire apparaître à nos regards fuyants la réalité des habitants de la rue, par exemple ? Ceux-là qui se terrent derrière les grilles de chantiers à l'arrêt, dans les fourrés entre deux voies rapides… S'ils sont vus, ils risquent surtout d'être chassés, rarement secourus.

Alors, ils se cachent ou se mettent en scène pour faire partie d'un décor "acceptable". Tolérés, ils le sont de moins en moins, à en croire le durcissement des règlements de mendicité. Quand c'est "ok" pour qu'ils tendent la main, ce sera à tel endroit, à tel moment. Comme pour éviter que cette pauvreté saute aux yeux des passants.

Pourtant, d'après les acteurs sociaux, nos regards sont largement épargnés par la pauvreté. Étudiants, pensionnés, mères de famille, travailleurs précaires… ils seraient nombreux – approximativement un Belge sur six – à compter parmi les vulnérables. Entendez ceux pour qui le seuil de pauvreté (2) est en voie de franchissement. "Les questions de pauvreté se sont élargies avec le temps, et leurs conséquences sont d'autant plus perverses qu'elles sont parfois invisibles aux yeux du grand public comme des politiques", résume le Forum bruxellois contre les inégalités.

Perdus de vue

Les radars statistiques ont ainsi perdu un certain nombre d'exclus du chômage. Avec la réforme initiée en 2012, 20% retrouveraient un emploi, 35% d'entre eux se dirigeraient vers les CPAS. Et 45% disparaitraient "des filets de la sécurité sociale"(3). Ils s'ajoutent à d'autres invisibles des répertoires qui, par honte, par manque d'informations, par crainte des procédures et de leurs conséquences sur leur vie, n'exercent pas leur "droit de recours aux dispositifs de l'action sociale".

Certains observateurs ont nommé ce phénomène "sherwoodisation", en référence à la forêt anglaise, théâtre du légendaire Robin des bois, refuge pour les exclus de la Cité. Une référence que d'autres critiquent pour les ambiguïtés qu'elle entraîne. Comme si la mise à l'écart relevait d'un choix, comme si elle était finalement positive, comme si la solution se trouvait dans l'action d'un héros détrousseur de riches. D'autres concepts ou terminologies circulent en parallèle : la désaffiliation (4), l'évaporation…, plaidant pour un renfort de la protection sociale, pour une proximité accrue des intervenants…

Et là, tombe le second message porté par les silhouettes invisibles.

Tout dire parce qu'on a besoin d'aide

Les bonshommes de plastique dénoncent la tendance à rendre les plus pauvres transparents à l'extrême : condition pour bénéficier d'une aide. Au risque de porter atteinte à leur droit à la vie privée. Au risque de les contraindre à la clandestinité. Au prétexte d'être aidé, faut-il dévoiler ses moindres faits et gestes ? Où est la limite entre le contrôle et l'ingérence ? Comment ne pas voir une pression normative dans certains dispositifs d'aide ? Comment ne pas y voir une manière d'ôter aux candidats à l'aide une part de leurs libertés d'homme ?

Derrière quelques plastiques transparents se profilent de bien denses réflexions. À empoigner sans tarder.