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Saluer l'inconnu, c'est déjà être curieux

Saluer l'inconnu, c'est déjà être curieux © PHOTONONSTOP BELGAIMAGE

Sortez de vos baskets et glissez-vous dans les babouches, les santiags, les espadrilles ou les escarpins… des patients dont vous allez prendre soin. Le conseil donné aux futurs soignants est valable pour tout le monde, dans la relation à l'autre. Son côté fun cache mal les difficultés de l'exercice.


Soyez des curieux bienveillants, ayez conscience de votre identité, de votre culture et allez vers l'autre… Ces conseils donnés aux étudiants infirmiers et sages-femmes par leurs enseignants pour envisager la relation de soin dans un contexte interculturel résonnent comme autant de balises précieuses à chacun d'entre nous(1). La méthode est engageante. Mais, sous ses dehors assez simples, on perçoit rapidement que ce ne sera pas si facile. Ni pour les étudiants. Ni pour personne d'autres, d'ailleurs.

Pas de réponse toute faite

Doser ouverture à l'autre et ancrage de soi, pratiquer l'écoute et s'ajuster en conséquence… C'est dans un subtil équilibre que l'on s'embarque. Assurément, la mise en pratique s'apparentera à un jeu de funambule.

Rien de commun dans cette démarche, avec une lecture binaire du monde où se feraient face le bien et le mal. Rien de comparable avec le simplissime manichéisme, qui amène à considérer que tout est blanc ou noir, qui oublie les nuances de gris. Activer sa bienveillante curiosité est un démarche bien plus complexe. Elle se tient loin des prêt-à-penser. "On n'a pas à vous dire comment il faut penser, mais qu'il faut penser", disait le comédien Sam Touzani, aux mêmes étudiants de l'Institut supérieur de soins infirmiers.

Le conseil fera mouche, peut-être parce qu'il provient d'un homme aux allures peu doctorales et s'appuie sur le récit de son cheminement intime de Maroxellois. Ce jour-là, dans l'auditoire, l'exercice de la pensée critique a marqué un point. Comme assurément, il en marque ailleurs, chaque jour, dans les cours, qu'ils soient de religion, de philosophie, d'histoire ou des cours tout court.

Mais qu'en est-il une fois les bancs de l'école quittés ? Qu'en est-il après ce temps de formation ? Le réflexion que l'on suggère de mener aux étudiants est certainement valable pour n'importe lequel d'entre nous. Où se trouvent alors les occasions de débattre et d'échanger ? Quand quittons-nous nos entre-soi rassurants où nous rencontrons de préférence ceux qui nous ressemblent ? Quand nous retrouvons- nous avec cet inconnu que l'on soupçonne de penser différemment de nous ?

Peu d'occasions

En faisant taire les GSM, en quittant les écouteurs, on pourrait se rendre compte du silence assourdissant des transports en commun. En coupant le fond musical des supermarchés, et en cessant de râler sur la caissière pas assez rapide, sur le voisin pas assez vif…, on pourrait se rendre compte de l'étroitesse des mots échangés. En préférant à la restauration rapide tout autre lieu horeca, on pourrait aussi se rendre compte que manger peut être un moment de convivialité. Bref, dans le train, à la caisse, à la table d'une taverne… nous passons trop souvent à côté des occasions d'é - changes avec le serveur, avec le caissier, avec le jeune voyageur d'en face.

Notre monde souffre d'être cloisonné. "Il y a de moins en moins d'espaces publics partagés où les hommes de conditions vraiment différentes se côtoient au quotidien", observe le philosophe américain Michael J. Sandel prenant l'exemple des "salons panoramiques" dans les stades de baseball (l'équivalent des Business seats dans nos stades de foot) où les plus nantis regardent les matchs, éloignés des autres supporters(2). "Cette tendance met à mal la citoyenneté comme expérience partagée du monde", conclut-il.

À l'heure où le clic règne en maître, on aurait pu croire que les nouveaux modes de communication ouvriraient l'accès à des points de vue aussi divers qu'enrichissants. Au contraire, le champ de débat semble se rétrécir et se brouiller tout à la fois. Les échanges prennent la forme de slogans et d'invectives. Sous couvert de liberté d'expression, les dogmes néo-fascistes, les théories complotistes livrent à l'internaute une lecture du monde réductrice, enfermée dans un attitude paranoïaque et victimaire(3). Ils rendent impossible la discussion.

Tel l'apprenti artisan, qui chemine au gré de ses essais et erreurs, nous devrions peut-être nous lancer dans l'expérimentation : oser entrer dans les lieux inaccoutumés, oser entamer des conversations a priori improbables, dans le tram, au café, à la caisse. Ou oser tout simplement déjà saluer l'inconnu.