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Covid-19 : la contestation sous l'étouffoir       

Covid-19 : la contestation sous l'étouffoir        (c)MaxPPP

La crise sanitaire nous a-t-elle rendu apathiques face aux autres enjeux importants de notre société ? Il ne faudrait pourtant pas freiner nos élans de contestation : le monde de l'après-pandémie aura de nombreux défis à relever.


Désobéir : en voilà une drôle d'idée, surtout quand le verbe fait aujourd'hui figure de fronde à la discipline sanitaire logiquement imposée pour endiguer le virus. Comme si on embrassait– au mépris de la distanciation sociale ! – les thèses complotistes qui poussent comme de la mauvaise herbe sur les réseaux sociaux et qui incitent à "vivre comme avant", en faisant fi des consignes sanitaires nécessaires pour contrer la propagation du Covid-19. Il faudra sûrement, en effet, tirer certaines leçons de la gestion de cette crise, mais il ne faudrait pas pour autant que ce virus devienne l'arbre qui cache la forêt. Il convient de ne pas oublier les autres combats qu'il reste encore à mener, en matières d'écologie, de montée des populismes, de politique migratoire ou de violences policières…  Sans parler des enjeux corollaires à la situation actuelle et auxquels devra faire face "le monde de demain" : crise économique post-Covid, inégalités sociales grandissantes, réforme des systèmes de santé, etc.

Le "train-train" de la crise
Seulement voilà, après quasi un an de confinement, notre "muscle de la révolte" semble s'être atrophié malgré lui. Désormais, on doit s'indigner du fond de son canapé. Comment rassembler des centaines, des milliers de personnes dans un même lieu, pour une même cause, à l'heure où le terme de "bulle sociale" est fermement ancré dans notre vocabulaire ? Manifester par Zoom, c'est possible ? Il y a quelques mois, nous étions nombreux à rêver d'une autre société, plus juste, plus bienveillante. Aujourd'hui, l'espoir a été remisé sur l'étagère, tandis que le repli sur soi et la peur de l'"autre contaminé" tissent lentement leur toile et, ce faisant, détricotent le lien social (voir l'édito d'E. Degryse dans En Marche n°1665). Le train-train quotidien de cette crise sanitaire nous a comme résignés. "Pourtant, la terre se meurt, des êtres s’appauvrissent, et les hommes se fatiguent sans réagir unanimement", constate le philosophe français Frédéric Gros dans un essai intitulé Désobéir (1). Et de s'interroger : "Pourquoi est-il si facile de se mettre d’accord sur la désespérance de l’ordre actuel du monde, et si difficile pourtant de lui désobéir ? ". Le philosophe met en garde : il faut arrêter de hisser l'étendard de l'anarchie dès qu'on parle de désobéissance. "À partir du moment où l'on obéit comme des machines, alors désobéir devient, au contraire, un acte d’humanité."
Certains actes de désobéissance "civile" sont en effet portés par ce sentiment d'humanité : s'enchaîner à la clôture d'un centre fermé pour en dénoncer les conditions de détention, sécher les cours pour manifester pour le climat, occuper une ZAD ("zone à défendre") pour empêcher sa reconversion en parc d'activités économiques, déboulonner des statues rappelant les heures sombres du colonialisme… Mais de quoi parle-t-on, au juste, lorsqu'on évoque la désobéissance civile ? Le concept naît sous la plume du philosophe américain Henry David Thoreau en 1849. Dans son essai Résistance au gouvernement civil, il revient sur son emprisonnement pour avoir refusé de payer l'impôt, une manière à ses yeux de protester contre l'esclavage et la guerre américano-mexicaine qui faisait rage à l'époque sur le continent. Il s'agissait pour lui d'un "refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé injuste par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique." Plus d'un siècle plus tard, dans sa Théorie de la justice (2), John Rawls, un autre philosophe américain, affine encore la définition : si cette désobéissance est dite "civile", c'est parce qu'elle est le fait de citoyens et n'est donc pas une rupture de citoyenneté, ni un acte insurrectionnel. Il s'agit d'œuvrer publiquement pour l'intérêt général, "un acte qui vise à éveiller la conscience des autres citoyens et à susciter un débat."

Quand tout sera derrière nous
Obéir a toujours été considéré comme une vertu. Sans l’obéissance des enfants aux parents, des élèves aux professeurs, des citoyens au gouvernement, aucune vie sociale n’est possible. Le chaos guette, nous a-t-on appris. Seulement, il ne s'agit pas non plus d'obéir aveuglément, surtout lorsqu'on le fait en dépit du bon sens. "Chacun a la responsabilité morale de désobéir aux lois injustes", disait Martin Luther King. Dans le monde de l'après-pandémie, lorsque "tout cela" sera derrière nous, il faudra continuer à donner de la voix, en choisissant les bons combats. "On a des devoirs envers soi de désobéissance pratique, c’est une manière de se respecter soi-même, souligne encore Frédéric Gros. Se soucier de soi-même, c’est être unique pour bien se soucier des autres et du monde."