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Il est temps d'être fatigué

Il est temps d'être fatigué © Pixabay

En cette fin d'année scolaire, les corps apparaissent souvent fatigués. Les navetteurs de l'aube plongent dans une douce torpeur, avant de bondir dans le flot qui les amènera au bureau pour boucler un maximum de dossiers avant l'été. Sur le visage des étudiants ou de leurs benjamins écoliers, quelques cernes marquent l'effort fourni pour une dernière ligne droite avant les bulletins et autres résultats de session. Les deux mois d'été seraient-ils annonciateurs d'une libération ?


Peut-être avec les congés, certains se sentiront libérés d'une cadence folle. Mais d'autres fidèles au rythme soutenu de notre temps, iront vers de nouvelles urgences. Celles des travaux reportés l'année, faute de temps. Celles des visites à mener pour rentabiliser un maximum les jours de congé. Celles des embarquements et débarquements sur un tempo guidé par la rentabilité maximale des voyagistes. Celles de la course aux soldes pour être au top de la mode à prix modérés.

La fatigue nous protège

"Dieu et les anges ne se fatiguent jamais. Mais ils n'ont pas un corps d'homme", raconte joliment Jean Van Hemelrijck, psychologue et psychothérapeute, sur les ondes de La Première (1). "La fatigue, on la critique, on la stigmatise. Or elle est quelque chose de tout à fait naturel, rappelle le chroniqueur. Avoir un corps d'homme, c'est avoir un corps qui se fatigue, qui s'use, qui produit des sensations qui nous indiquent qu'il faut se reposer". Car la fatigue nous protège. L'impression de lourdeur qu'elle nous envoie vient comme un signal. Il est alors judicieux de prendre la mesure de ce que nous sommes en train de faire. Il est peut-être aussi temps de nous mettre à l'abri, au repos. Et cela n'a rien d'un raisonnement de tire-au-flanc (ceux-ci, remarquons-le, ne représenteraient que 3% des travailleurs) ! Cela ne relève pas non plus du prétexte pour paresseux, comme tendraient à nous le faire penser quelques ministres soucieux de l'activation maximale de leurs gouvernés. La fatigue invite au contraire à s'inscrire dans une temporalité où les choses s'écoulent plus harmonieusement.

Elle peut d'ailleurs être une conséquence positive, une "saine" fatigue. Pensons, comme le suggère le philosophe Eric Fiat (2), à celle du sportif vainqueur, des amoureux qui se sont aimés toute la nuit, de celui qui a l’impression du travail bien fait ou du devoir accompli… Par contre, la fatigue prend un tour bien moins agréable lorsqu'elle vient peser, lorsqu'elle marque l'effondrement après des efforts insensés, lorsqu'elle ne révèle finalement qu'un manque de sens à nos actions.

Quand tout s'accélère

Ne gagnerions-nous pas à chercher davantage l'harmonie avec l'horloge naturelle du monde ? Souvent l'épuisement cache d'abord le manque de respect accordé à notre rythme. Un rythme que nous avons pourtant conçu pour nous raccorder au monde. Saviez-vous que les sept jours de la semaine font référence aux sept astres qui bougeaient sous les yeux de nos ancêtres antiques ? Lundi pour la Lune, mardi pour Mars, Mercredi pour Mercure, etc. Mais quel est le décideur qui prend le temps aujourd'hui de regarder les étoiles, de s'aligner avec l'allure qu'elles suggèrent ?

L'heure est à l'urgent. Il fait autorité. Tandis qu'attente, longueur et inaction doivent être oubliés. Ces derniers n'ont pas voix au chapitre de nos vies de gens pressés (3). Nous sommes toujours en retard, comme le lapin d'Alice aux pays des merveilles, qui n'a plus sa tête et qui court sans cesse derrière quelque chose qu'il n'atteint jamais. Or, à courir sans cesse, on s'oublie et on finit par se détruire.

Il n'est pas évident de cheminer à contre-courant de l'urgence. La fatigue a beau parfois sonner l'alerte, nous la concevons davantage comme une fragilité à cacher, une plainte à ne pas avouer, que comme la légitime nécessité d'un repos à prendre sans tarder. Mais voici les vacances d'été, voici le temps de l'écoute. Chiche ?