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La peur, sujet tabou chez les soignants 


La peur, sujet tabou chez les soignants 
©iStock

Il semble naturel de prendre en considération les inquiétudes et peurs des patients face à un diagnostic, un traitement, une hospitalisation... Mais on se préoccupe plus rarement des peurs qui peuvent envahir les soignants. En cette période d’épidémie, ceux-ci déploient toute leur énergie, en se protégeant autant que possible du coronavirus. La crainte de la contagion est légitime. Les soignants ont pourtant beaucoup d'autres raisons d'avoir peur au quotidien. 


"Je suis médecin depuis 25 ans.Un médecin est formé pour ne pas paniquer. Je me suis toujours souvenue d'un conseil reçu lors de mes études : ne pas fuir ni pleurer. Sinon, qu’est-ce que le patient va penser ? " Ces paroles qui en ont choqué plus d'unont étéprononcéesle 5 mars dernier à la Chambre par Maggy De Block, ministre fédérale de la santé,en réponse aux inquiétudes des médecins devant l’arrivée despremiers cas d'infections par le Covid-19sur notre territoire 

Épidémie, agression, erreur médicale 

"Reconnaître avoir peur, ce serait faire aveu de faiblesse, voire d’incompétence. Ce serait en tout cas indigne d’un "professionnel" duquel on est en droit d’attendre un minimum de maîtrise de soi et de courage, observe Jean-Michel Longneaux, dans l’éditorial du dossier "Soigner, la peur au ventre", publiédans EthicaClinica(1)bien avant l'épidémie de coronavirus. Selon lephilosophe de l'UNamur, la peur est un sujet tabou dans les milieux de soins.Or, les raisons pour lesquelles un médecin ou un soignant sont susceptibles d’être submergés par la peur sont multiples. Certaines peurs sont ponctuelles, liées à des circonstances particulières comme une agression verbale ou physique de la part du patient ou de son entourage… ou d’un collègue. Devoir faire face à une complication médicale grave et imprévisible, par exemple pendant une opération chirurgicale ou un accouchement, est une autre source d'angoisse. Tout comme la prise en charge d'un patient avec lequel on ne peut communiquer aisément. "Il faut parfois du temps pour reprendre ses esprits et retrouver une certaine sérénité, mais autant qu’on puisse en juger, la plupart des professionnels y parviennent, après avoir pu rejoindre un cadre sécurisant. Ils se font une raison, et se disent que ça fait partie du métier", analyse Jean-Michel Longneaux.Il est toutefois d’autres circonstances interpellantes car durables dans le temps, ajoute-t-il. Ici, il faut "apprendre" à travailler en permanence la peur au ventre. C’est le contexte qui est devenu anxiogène. "Des soignants témoignent que les conditionsdans lesquelles ils doivent exercersont à ce point sous-financées qu'ils ne peuvent plus accomplir leurs missions correctement. Ils sont exposés quotidiennement au risque d’une erreur ou d’une impossibilité de réagir dans les temps. Pour d’autres, constate-t-il, c’est le fait de rejoindre chaque jour un cadre relationnel désastreux qui les terrorise : manque de respect des chefs, mise en situation d’incompétence par épuisement, humiliations répétées, harcèlement...  

Certains secteurs sont particulièrement exposés au stress et à la peur. C'est le cas des urgences,l'imprévu est la règle. "Pour refouler leur anxiété et leurs peurs enfouies face à l'imprévisibilité de cet adversaire invisible qu'est la mort, les urgentistes et infirmiers construisent des stratégies en fonction des contextes de risques. Ils cherchent à maîtriser le temps", expliquent les auteurs d'une recherche en cours à l'ULB sur les urgences hospitalières (2).  

Quant à la mort, elle fait partie des grandes peurs récurrentes de l’humanité avec les épidémies et transmissions de maladies. Quand on se donne pour mission de sauver des vies, faire face à la mort est une épreuve terrible, témoignent de jeunes internistes hospitaliers dans l’émission “Les pieds sur terre” sur France culture (3). 

Enfin, le secteur de la santé n'échappe pas à la peur des procès, souligne Jean-Michel Longneaux, évoquant "la judiciarisation de nos existences". Sont évoqués ici les plaintes de patients mais aussi les contrôles des instances dans un contexte législatif de plus en plus contraignant.  

Apprivoiser les peurs 

Comment réagir face à la peur ? On observe deuxtypes d’attitudes. Soit nier ou refouler la peur et, dans ce cas, le soignant a le sentiment de ne pas être concerné ou d’être épargné. Il se concentre sur sa tâche, applique des techniques et respecte à la lettre des procédures. Soit, au contraire, la peur s’installe et finit par submerger le soignant. Tétanisé,il est incapable de réagir ou, au contraire, sous le coup de la panique, il fait n’importe quoi. Dans les deux situations, le soignant n’est plus en mesure d'exercer son métier correctement. 

"Certaines stratégies donnent l'impression de maîtriser la peur. Mais il suffit d’un accident, même mineur, pour que les émotions enfouies submergent le soignant et que se produisent les effets qu’il cherchait à éviter. Peut-être serait-il préférable d’apprivoiser nos peurs, conseille Jean-Michel Longneaux. Car on sait comment s’y prendre : en en parlant. Et parce qu’on connait les risques qu’on court à ne pas le faire. Mais le premier obstacle à dépasser pour entamer ce travail sur soi, c’est probablement, comme l’avait bien vu le philosophe Nietzsche, notre peur de la peur" 


(1) EthicaClinica, sept. 2019, Unessa, 16 EUR. 081/32.76.60 • http://fihasbl.be

(2) Quelles sont les peurs de l'urgentiste ?Dossier d'EthicaClinica(p 68-75).

(3) Good Doctor, expériences d’internes à l'hôpital, 9 déc. 2019franceculture.fr