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Le goût du mot juste

Le goût du mot juste © iStock

Termes galvaudés, fautes d'usage, approximations... La langue française serait-elle en train de perdre en précision ? Connaître les mots, leur signification, leur origine peut paraître "superfétatoire" pour certains, "fun" pour d'autres. Et si c'était plus que ça ?


Le linguiste Alain Bentolila, interrogé dans La Libre (1), s'alarme du résultat des dernières recherches menées par son laboratoire. Il a évalué avec son équipe l'étendue du vocabulaire de jeunes Français de six ans, révélant une importante disparité :"Entre les 20% des enfants les plus démunis en vocabulaire et les 20% les plus nantis, nous avons constaté un rapport allant de 1 à 8. Les premiers ne maîtrisaient pas 250 mots, les seconds plus de 1900."

L'équipe de Bentolila n'a pas seulement mesuré l'étendue du répertoire lexical des enfants interrogés, mais aussi leur capacité à en user de façon pertinente et à former des phrases grammaticalement correctes. Maîtriser une langue, ce n'est pas seulement connaître un grand nombre de mots, c'est aussi savoir les utiliser avec à-propos.

Dans son dernier ouvrage paru, Etymologies pour survivre au chaos, l'helléniste italienne Andrea Marcolongo pointe une double tendance à l'œuvre de nos jours. Elle évoque d'un côté "une surabondance de termes et une production effrénée de néologismes, comme si les mots que nous avons déjà ne suffisaient plus à exprimer ce que nous pensons" et de l'autre, "une faiblesse généralisée, presque une fragilité, qui nous pousse à ne pas avoir confiance en nos mots, à penser qu'ils ne nous suffisent pas, qu'ils ne sont pas assez précis ni incisifs." (2)

Le piège de l'approximation

L'homme contemporain aurait-il perdu la foi dans la capacité du verbe à traduire sa pensée ? Les mots se seraient-il, avec le temps et l'usage, vidés de leur sens, auraient-il perdu leur force ? Le problème provient-il d'une forme de paresse langagière ? C'est ce que suggère Andrea Marcolongo, qui poursuit en dénonçant "l'incurie de ceux qui se contentent du plus ou moins, qui nous pousse à renoncer, dès le départ, à l'effort nécessaire pour choisir le mot capable de rendre avec exactitude notre pensée en évitant méprises et malentendus."

La langue ne se meurt pas tant qu'elle se parle et s'écrit, et tant qu'elle évolue. Si certains termes tombent en désuétude, d'autres apparaissent pour qualifier de nouvelles réalités. Des mots changent parfois de sens : il est intéressant de se plonger dans leur histoire, de suivre leur invitation au voyage, comme le fait Andrea Marcolongo dans son ouvrage, ou comme la philosophe Pascale Seys qui, dans ses chroniques sur Musiq'3, a souvent recours aux étymologies pour soutenir ses réflexions (3).

Les mots véhiculent les idées ; ils permettent de communiquer avec autrui, de se faire comprendre, de débattre, mais aussi d'innover ou d'être poète. Ils façonnent les identités, les cultures, les sciences. Trouver le vocable adéquat, le terme approprié, demande un effort intellectuel et prend du temps, mais c'est une exigence que l'on se doit à soi-même, selon Marcolongo, qui ne voit pas là une marque de snobisme, "mais le goût pour la précision de la pensée et le souci de soi et des autres".

Prendre soin du langage... et de chacun

Nommer, c'est permettre d'exister, c'est reconnaître une personne, un sentiment, une douleur... Disposer des mots justes pour exprimer ce que l'on ressent est essentiel ; en manquer peut rendre vulnérable et être cause de détresse. Qui n'a jamais souffert de se sentir incompris ? Choisir ses mots avec soin, c'est donc quelque part avoir le souci de soi et des autres.

Bentolila, commentant les résultats de ses recherches, souligne qu'il faut aussi qu'un enfant bénéficie d'un espace où il peut s'exprimer, être entendu, faire usage des mots qu'il a appris et jouer avec le langage : "l’échange et la communication vont ensemble, et un enfant a besoin que ses parents lui disent : 'tu comptes pour moi, je te regarde, je te parle, je t’écoute, rien n’est plus important pour moi que de te comprendre.'"

Terminons avec un peu d'étymologie, puisque c'est ce dont il est question ici. Le mot "diagnostic" est composé de deux racines grecques : "dia"qui indique une séparation, une distinction, et "gnos" qui signifie "connaître". Etablir un diagnostic, c'est savoir identifier le mal, désigner le problème, mettre le doigt sur ce qui ne va pas. Souvent, c'est une première étape pour soigner.


(1) "C’est parce qu’on ne lui a pas transmis de vocabulaire qu’un jeune s’enferme dans la violence", Bosco d'Otreppe, La Libre, 25 octobre 2020

(2) Etymologies pour survivre au chaos, Andrea Marcolongo, Ed. Les Belles Lettres, 2020

(3) Les textes de ces chroniques ont été publiés dans un recueil : Si tu vois tout en gris, déplace l'éléphant. Philosophie vagabonde sur l'humeur du monde, Pascale Seys, Racine, 2019