Politiques de santé

Prison : un constat implacable

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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Initiée par Maggie De Block, ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, l'étude du KCE (1), qui se concentre sur l'année 2015, visait à identifier ce qui permettrait, à l'avenir, de mieux organiser les soins de santé des détenus belges. Secondé par 30 chercheurs, le Centre fédéral a épluché les dossiers électroniques des détenus dans les 35 prisons du pays. Non sans mal… Car ces informations, recueillies dans la base de données "Épicure", ne sont pas systématiquement détaillées. Pas toujours possible, donc, de cerner la nature et l'épidémiologie des problèmes de santé. En revanche, les prescriptions, scrupuleusement encodées, constituaient une matière solide.

Médicaments à gogo

Que constatent les chercheurs ? D'abord une consommation élevée de médicaments. Sur 12 mois, 203.903 prescriptions sont délivrées pour 11.040 détenus. Ensuite, que 43% de ces ordonnances con cernent des substances actives sur le système nerveux (antidépresseurs ou anxiolytiques). Hors des murs, 11,5% de la population suit ce type de traitement. Suivent les médicaments pour les voies respiratoires (13,8%) et les antiinflammatoires (12,3%).

Les statistiques révèlent aussi le piètre état de santé des détenus par rapport au reste de la population.

Derrière les barreaux, les maladies infectieuses (hépatite C, VIH…), les troubles psychiques (troubles du sommeil, dépression, angoisse, pensées suicidaires…) et la toxicomanie sont fréquents. Selon une étude antérieure menée en Flandre, 51,2% des dé tenus se déclarent en bonne santé contre 74,1% de la population générale (2), 37,6% des détenus ont eu des antécédents ou des pensées suicidaires contre 11,7%. Les tentatives de suicide sont également plus courantes entre les murs (6%) qu'en dehors (0,4%).

Le succès des consultations

Toutes spécialités confondues, 250.000 consultations ont été organisées en 2015. Le généraliste ouvre le plus souvent sa porte : 77,7%. Puis le psychiatre (11,9%). En moyenne, un prisonnier consulte un prestataire de soins 24 fois par an, contre 3,2 pour le reste de la population. Un contexte clarifié par Paul Gourdin, médecin généraliste à la prison de Nivelles :

"En prison, les pathologies sont plus lourdes qu'au sein d'une patientèle ordinaire. Beaucoup demandent des tranquillisants pour calmer les tensions et des maux psychologiques ou psychiatriques. D'autant que ce public est souvent lié aux assuétudes."

Selon lui, les chiffres doivent être relativisés. "Enfermé 22 heures sur 24, voir le médecin est une occasion de sortir de sa cellule. Et la gratuité des soins, payés par la Justice, explique aussi le succès des consultations médicales."

L'ASBL I.Care, laboratoire d'innovation en santé dans les milieux fermés, déplore la sortie de ces chiffres de leur contexte. "Ce que le rapport ne dit pas, précise Vinciane Saliez, directrice de l'ASBL, c'est que selon les constats de terrain les visites chez le médecin durent en moyenne 5 minutes !"

Analyse critique

Au-delà des chiffres, le rapport du KCE pointe les dysfonctionnements du système de soins dans le monde carcéral. L'équivalence des soins, leur continuité avant, pendant et après l'incarcération et l'indépendance clinique des médecins ne sont que partiellement appliquées. Elles figurent pourtant dans la "Loi de principes" (2005) définissant les droits des détenus en matière de santé.

Conséquence : plusieurs condamnations de la Belgique par le Comité européen pour la prévention de la torture. Motif : l'équivalence des soins n'est pas garantie dans les prisons. En cause : manque de personnel médical dans les prisons d'une part, et de places disponibles dans les sections psychiatriques. Cette pénurie explique pourquoi des internés, à savoir des détenus jugés non-responsables de leurs actes, sont "parqués" dans des cellules ordinaires sans les soins adéquats.

L'indépendance des médecins de prison pose aussi problème. Parce qu'ils sont parfois appelés à se positionner sur l'état de santé d'un détenu avant que ne lui soit infligée une procédure disciplinaire (isolement…). Parce que le cadre de travail, les procédures et les quotas d'heures de consultations sont déterminés par le SPF Justice. D'où un problème de double loyauté vécu par les principaux intéressés : vis-àvis du patient et l'employeur dont la mission n'est pas le soin. Outre les entorses à la "Loi de principes", d'autres soucis sont pointés en matière de santé pénitentiaire : droits du patient non appliqués (libre choix du praticien, consultation de son dossier patient), fragmentation des compétences entre le Fédéral, les Régions et les Communautés qui entraine la confusion, paiement tardif des soignants, difficulté d'organiser des gardes médicales, non-respect de la confidentialité, absence de dépistage des maladies infectieuses, pénurie de prestataires pour les soins spécialisés…

Bernard Vercruysse admet que les constats du KCE sont "tout à fait fidèles à la réalité". Président de la Commission de surveillance de la prison d'Ittre et médecin généraliste à la retraite, il évoque deux inquiétudes : "Les délais sont parfois énormes pour voir un dentiste ou un psychologue et les extractions, à savoir le transfert des détenus jusqu'à l'hôpital pour y suivre des examens techniques ou consulter un spécialiste, sont trop souvent reportées faute de moyens logistiques (deux hommes et un véhicule sont nécessaires). Cela entraine un retard des diagnostics et des soins aux détenus et risque de démotiver les soignants."

Transfert de compétence

Plus de 43 millions d'euros. Voilà le coût des soins en prison, dont l'efficacité a été évaluée avec les résultats que nous savons. Pour plus d'efficacité, le KCE avance une nécessaire réforme sous forme d'un transfert de compétence du ministère de la Justice à celui de la Santé publique.

Pour la guider, plusieurs principes : équivalence des soins, indépendance des médecins, confidentialité de la relation patient-médecin, application de la Loi de principes, considération holistique de la santé du patient (physique, psychique, sociale), dépistage, prévention, promotion de la santé…

En outre, le passage des soins carcéraux dans le giron de la Santé publique lèverait l'obstacle de l'accès des détenus à l'assurance soins de santé et indemnités. Irait-on vers une heureuse normalisation ? "L'appliquer, c'est permettre aux détenus d'avoir les mêmes droits en matière de santé que la société libre", assure Dominique Roberfroid, médecin-expert au KCE et co-rédacteur de l'enquête. Mais subsiste une série de questions : Qui paiera le ticket modérateur ? Le patient ? L'Inami ? Certains estiment cette seconde option défendable, les détenus ayant rarement accès au travail lors de leur détention. Cette prise en charge permettrait aussi d'éviter le report des soins par des détenus incapables de les payer. Reste la question des cotisations à une mutuelle… Qui pour s'en affranchir ? "La question reste ouverte", indique Dominique Roberfroid. "La Santé publique ? Ou les détenus pourraient s'affilier à la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité" (NDLR : Caami, organisme offrant uniquement les services de l'assurance obligatoire).

Dans le secteur, on dit les ministres Geens (Justice) et De Block (Affaires sociales et Santé publique) désireux, en commanditant cette étude, de réduire les coûts des soins en prison et d'en accroître l'efficacité. Le KCE n'est pas en mesure de chiffrer le coût précis de cette réforme. Mais en observant les pays dans lesquels ce transfert à eu lieu, le Centre fédéral prédit une augmentation de 20 à 40% du budget "santé" national. C'est le prix à payer pour mettre tous les citoyens, enfermés ou non, à égalité en matière de santé.


"Le courage de réflechir au-delà d'une législature"

En 2014, la Concertation assuétudes-prisons Bruxelles (CAPB) militait pour le transfert des soins de santé des détenus vers le SPF Santé publique. Les constats du KCE les confortent dans leurs convictions.

L'"Appel-Transfert-Santé-Prison" était à l'époque soutenu par 75 organisations et plus de 1.000 signataires, dont des infirmiers, criminologues, travailleurs sociaux… Objectif : "Faire évoluer le système de santé en milieu carcéral et ne plus l'isoler du reste du système de santé, le sous-doter de moyens, tant humains que financiers." 

Satisfaits ? "Oui, au regard de la synthèse rédigée en français, soutient Kris Meurant, président de l'ASBL I.Care. Les recommandations du KCE sont positives. Les injonctions vis-à-vis de la Justice, des directeurs d'établissements, de la Santé publique sont intéressantes. On craint toutefois que des contraintes ou des contre-indications figurent dans le rapport complet qui n'existe aujourd'hui qu'en anglais." "Il est regrettable que parmi les personnes interrogées n'y figurent pas les détenus eux-mêmes", complète Vinciane Saliez, directrice de l'ASBL. Qui ajoute qu'une lecture approfondie du rapport complet est prévue dans les semaines à venir.

Kris Meurant concède que le coût du transfert de compétence peut être conséquent. "Il faut avoir le courage politique de réfléchir au-delà d'une législature. On le verra : l'augmentation des coûts des soins en première ligne diminuera ceux de la deuxième. Détecter systématiquement l'hépatite C à l'entrée en prison représente par exemple un gain important en matière de santé publique." 

Réjouissances aussi pour le lancement de projets concernant l'usage de drogues dans trois prisons par la Ministre De Block. "Ça va rapprocher les acteurs, affirme le président d'I.Care. Médecins, infirmières, structures de prise en charge post-prison vont collaborer avec les opérateurs carcéraux pour screener systématiquement les détenus dès l'entrée en prison. C'est une très bonne chose."