Politiques de santé

Sécurité routière : le grand tournant

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© Ph Turpin BELPRESS
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Chaque année, plus de 700 personnes perdent la vie sur les routes belges. C'est l'équivalent de quatre Boeing 737 qui s'écraseraient sur le pays. Ou de près de cinq fusillades du Bataclan… À cette comptabilité macabre, il faut ajouter les blessés graves. Tous les douze mois, près de 4.500 personnes voient leur vie basculer, séquelles à la clé, à la suite d'une collision ou d'une perte de contrôle de leur véhicule.

Constat peu réjouissant, certes… Mais il ne faut pas oublier d'où l'on vient. Il y a une bonne décennie à peine, le nombre de tués et de blessés graves avoisinait les 10.000 victimes annuelles. Un basculement s'est opéré dans les années 2008/ 2010.

Depuis lors, il n'a connu quasiment aucun essoufflement. C'est le fruit d'une stratégie multiple qui, traditionnellement en matière de sécurité routière, s'appuie sur les "3 E" : l'amélioration des équipements et de la technologie, comme le signalement sonore du non-port de la ceinture de sécurité (engeneering); la sensibilisation et la prévention, comme la campagne Bob (education); et la répression (enforcement).

Exemple de résultat engrangé : en dix ans, le risque pour le conducteur de subir un contrôle d’alcoolémie a triplé. "Sur l'année écoulée, un conducteur belge sur cinq s'est fait contrôler", se réjouit Benoît Godart, responsable communication de l'Institut belge pour la sécurité routière (IBSR).

2015, année horrible…

En route, donc, vers le seuil de "0 victime", un objectif que se sont assignés les Suédois, champions en la matière ? Pas si vite ! L'année 2015 semble avoir constitué une annus horribilis. C'est particulièrement le cas en Wallonie où, avec une hausse de 21% de tués, "les efforts engrangés depuis plusieurs années semblent avoir été gommés d'un seul coup", analyse Benoît Godart.

Le bilan précis et définitif ne sera connu qu'en mars prochain mais, d'ores et déjà, il est acquis que le nombre global de décès sur les routes du pays franchira la barre des 755 victimes. Plus que jamais, l'objectif officiel – moins de 420 tués en 2020 – paraît hors de portée… Pourquoi ce tassement en 2015? "Les accidents, certes moins nombreux que les années précédentes, ont aussi été plus mortels. Probablement sous l'effet de la vitesse et de la fatigue", souligne Benoît Godart qui évoque aussi le facteur climatique. Traditionnellement, les températures douces entraînent davantage de circulation, particulièrement celle des usagers les plus faibles : cyclistes, cyclomotoristes, piétons... À l'inverse, le froid et la tempête incitent à rester chez soi.

Mais, plus fondamentalement, le piètre bilan depuis 2014 pourrait s'expliquer par l'essoufflement des politiques de sécurité routière mises en place ces dernières années. "La plupart des pays qui, comme le nôtre, ont connu des progrès notables et rapides arrivent tôt ou tard à un moment charnière, indique Benoît Godard. Les mesures envisagées ont donné leurs pleins effets. Il n'y a plus, alors, qu'à passer à une autre étape". Et de rappeler tout de même qu'entre 2000 et 2012, 4 à 5.000 vies ont été épargnées sur nos routes…

Sus aux novices et aux récidivistes !

Le tout est de savoir en quoi consiste cette "autre étape". "À long terme (2030/2035), la voiture autonome, bardée de systèmes d'aide à la conduite, sera probablement devenue banale", explique l'expert IBSR. Le conducteur se contenterait de vérifier l'efficacité des appareillages. La majorité des véhicules disposent, sans doute depuis longtemps, d'une sorte de boîte noire qui rendra toute conduite imprudente détectable a posteriori.

Les récents États généraux de la sécurité routière (EGSR) ont levé une partie du voile sur le moyen terme. Outre la simplification du code de la route, la ministre fédérale Jacqueline Galant compte surtout s'orienter vers la tolérance zéro alcool pour les conducteurs novices, pendant trois ans.

Problème : loin des clichés, les enquêtes attestent que ce sont les 45 à 55 ans qui prennent la route en état d'ébriété, plus souvent que les jeunes. Mais il est vrai que la mesure ministérielle aurait au moins l'avantage de cibler ceux qui ont le moins d'expérience de la conduite. La ministre souhaite également améliorer la traque aux récidivistes. Quant à la formation à la conduite, un des gros points noirs de la Belgique, ce sont les Régions, compétentes depuis 2015, qui sont censées s'en charger (lire ci-dessous).

Les spécificités belges

Suffisant, tout cela ? Dans les pays voisins, des mesures jugées a priori impopulaires se sont révélées efficaces, voire… finalement appréciées par une majorité de citoyens, estime l'IBSR. Ainsi, malgré ses inconvénients (automaticité des sanctions, fraudes aux points), le permis à points, en France, combiné à la multiplication tous azimuts des radars, a permis de réduire le nombre de tués de plus de 50% en vingt ans. Une vingtaine de pays européens applique déjà une formule peu ou prou équivalente.

La lutte contre l'alcool ? En 2012, un ministre wallon avait évoqué l'interdiction de vente sur les aires d'autoroutes : une mesure contournable, certes, mais symboliquement forte dans un pays où la consommation est souvent banalisée. L'idée est restée au tiroir... "On boit autant en Grande-Bretagne qu'en Belgique mais, là-bas, constate Benoît Godart, l'incompatibilité entre le volant et la boisson est ancrée dans les mentalités".

À l'association des Parents d'enfants victimes de la route, on pointe globalement l'absence, en Belgique, d'une réelle culture de sécurité routière. Exemple : "Si l'automobiliste belge modère sa vitesse, c'est fondamentalement par crainte des contrôles. Pas pour sa propre sécurité, ni celle des autres usagers".

Cette spécificité semble trouver un écho dans les statistiques européennes. Malgré les progrès, on continue, en Belgique, à courir exactement deux fois plus de risques de mourir dans un accident de la circulation qu'aux Pays-Bas. Et presque deux fois plus qu'en Allemagne. Deux pays dont les réseaux routiers, les climats et les habitudes ne sont pas profondément différents des nôtres.

Le goût pour la vitesse

Sur autoroute, la vitesse moyenne est de 127 km/h. On parle ici d'une "moyenne", ce qui en dit long sur les extrêmes… Partout sur le réseau (sauf en agglomération), cette vitesse moyenne va en s'accroissant au fil des ans. Sur les routes limitées à 70 kilomètres/heure, elle a recommencé à augmenter en 2012, après plusieurs années de ralentissement. Idem sur les routes à 90 km/h. "Un mauvais signal", commente Benoît Godart.

L'acceptabilité sociale face à la grande vitesse a beau diminuer au fil du temps, quatre conducteurs belges sur dix interrogés dans les enquêtes continuent à ne pas voir de problème particulier à "rouler vite".

En France, la marge de tolérance des radars est infime. Chez nous, une marge de tolérance de quelques km/h est fréquemment appliquée. Et certains Parquets, surchargés par l'afflux de PV liés à l'installation de nouveaux radars, n'ont d'autre choix que de classer sans suite.

Nouveaux conducteurs en péril

Les experts en conviennent : la réglementation sur la formation à la conduite, en Belgique, pose problème. Exemple d'aberration: pour - vu que son véhicule soit muni du "L" réglementaire, un candidat conducteur peut être lâché seul sur la route, en toute légalité, après seulement 20h d'auto-école (à certaines heures de la journée). Autre bizarrerie: dans la filière libre, ce sont très souvent les parents qui apprennent à conduire à leurs enfants. Ils sont, certes, expérimentés. Mais ils peuvent n'avoir jamais suivi, dans le système actuel de "permis à vie", la moindre réactualisation de leurs connaissances du Code de la route. Que faire ?

En Région bruxelloise, il est question d'insérer un test de perception des risques urbains dans l'examen théorique, afin d'évaluer la capacité d'anticipation du candidat automobiliste. Et de mettre l'accent sur la courtoisie.

En Wallonie, on pense à réintroduire dans l'examen théorique la notion de "faute grave", supprimée du Code de la route en 2006. On corrigerait ainsi une autre curiosité: à l'heure actuelle, on peut décrocher son permis théorique après avoir fictivement "écrasé" deux piétons lors du questionnaire de l'épreuve, pour vu qu'on ait au moins 41 points sur 50.

Rien ne dit, pourtant, que ces propositions ministérielles, à l'étude, se traduiront sous peu dans des décrets.

Les récidivistes sous contrôle

Que faire avec les récidivistes, ceux qui continuent à commettre des infractions lourdes, sources d'accidents, malgré les amendes et les condamnations antérieures ? Les priver de permis ? Pas si simple… Beaucoup de juges craignent, en effet, de bloquer alors l'accès du contrevenant à un emploi ou une formation.

Frapper par des amendes plus lourdes ? Pas évident non plus. Parce que les tribunaux ont souvent affaire à des gens insolvables.

Être plus coulant, alors ? Non, car cela reviendrait à ouvrir, potentiellement, un "droit de tuer" des innocents sur la route. Des mesures comme les travaux d'intérêt général exigent, elles, un déploiement administratif considérable. Cher !

Les prisons ? Elles débordent ! Certes, depuis deux ans, celui qui ne règle pas ses amendes se voit contraint de les payer via ses impôts. Une des pis tes proposées par la ministre fédérale Jacqueline Galant consiste à obliger les récidivistes à embarquer un éthylotest à bord : sous l'emprise de l'alcool, pas de démarrage possible !

Autre piste annoncée : les contraindre à assumer le coût des peines alternatives. Prononcée par les juges, celles-ci prévoient, par exemple, l'accompagnement des accidentés dans une unité hospitalière de traumatologie. Efficace, oui. Mais cher, là aussi...