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Covid-19 : la solitude des endeuillés

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(c)iStock
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Julien Marteleur

Julien Marteleur

Mon grand-père est parti paisiblement, un matin de septembre, entouré des siens. Son épouse et ses enfants ont pu lui dire au revoir, l'embrasser, lui tenir la main jusqu'au bout pour l'accompagner dans son dernier voyage. Plus tard, l'ensemble de notre famille, proche et moins proche, ainsi que ses amis se sont retrouvés lors de ses funérailles. Une présence collective et chaleureuse pour rendre un dernier hommage, raviver les souvenirs, ressortir quelques photos d'enfance aux bords jaunis et écornés, pour pleurer l'être cher disparu mais aussi célébrer une vie longue et bien vécue. Bref, pour entamer un travail de deuil. Durant ce dernier adieu, il n'échappait à personne dans l'assemblée que si mon grand-père avait dû nous quitter quelques mois plus tôt, au plus fort de la crise sanitaire, ce deuil si important aurait été gravement compromis, voire impossible.

La dramaturgie de la mort

Pour la psychologue Magali Molinié (1),"dans les cérémonies funéraires, on rappelle l’importance du défunt, on fabrique collectivement cette importance. Mais on vient aussi dire des choses que les endeuillés ne savaient pas à propos du disparu, souvent sur le mode de l’humour, de la surprise. Cela met un peu de légèreté dans un moment difficile et cela densifie, complexifie la personne. Les endeuillés vont pouvoir vivre avec cette personne devenue plus 'épaisse' et le manque en sera peut-être atténué." Vinciane Despret, enseignante à l'ULiège et auteure d'Au bonheur des morts, récits de ceux qui restent, évoque, en ce sens, une "dramaturgie" de la mort (2), "parce qu'il s'agit d'un drame, mais aussi parce que nos façons de mourir suivent des formes relativement scénarisées. Il y a des façons de faire collectives, de dire au revoir, d'enterrer des gens, avec des scripts comme au cinéma."

Depuis mars 2020 et le début de la pandémie, des dizaines de milliers de "drames" n'ont pu être mis en scène. Contraints par des règles sanitaires variables selon le moment où est survenu le décès (en fonction des pics épidémiques), certains endeuillés ont plus ou moins bien vécu le départ de l'être aimé. D'autres, dans l'impossibilité de prodiguer une dernière caresse ou mot de réconfort, dans l'absence de cette ultime et essentielle étreinte, "portent alors quelque chose de l’ordre d’un échec, une histoire qui s’est arrêtée brutalement, sans au revoir, sans avoir eu la possibilité d’accompagner convenablement la personne, souligne encore Vinciane Despret. Même si l’agonie de la personne a duré, elle s’est faite sans relation. Il y a une rupture brutale."

Funeste décompte

Au plus fort des mesures sanitaires, c’était au tour des endeuillés d’être privés de soutien, contraints de restreindre le nombre de personnes pouvant assister aux obsèques, de garder leurs distances physiques avec autrui pour préserver leur propre sécurité. Or, ces contacts sont essentiels pour aider à rester debout dans ces moments-là : serrer des mains, se consoler, se prendre dans les bras, tendre des mouchoirs, prendre ensemble une collation après la cérémonie...

En toile de fond de ces tragédies humaines, les chaînes de télévision ont décliné chaque soir le décompte des morts du jour, telle une litanie morbide en Dolby Surround. "Parler de cette pandémie à travers la mort, souvent traitée de manière spectaculaire et fascinante par les médias, a renforcé cette idée qu'elle était uniquement liée au Covid-19", observe Marie-Frédérique Bacqué, psychologue et directrice du Centre des études sur la mort de l'Université de Strasbourg (3). Pourtant, durant la même période, des gens sont morts de cause naturelle, d'une autre maladie, dans un accident de la route... et leurs funérailles ont été tout autant impactées par la situation. Dans ces cas-là aussi, le deuil est-il encore possible pour les proches ?

Continuer à (faire) exister

"Même dans ces circonstances, je ne dirais pas que le deuil est impossible à faire", tempère Emmanuelle Zech, professeure à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation à l’UCLouvain. "Les réactions de deuil sont fondamentalement individuelles et personnelles." Pour Vinciane Despret, si nous ne gérons pas tous un décès de la même manière, dans nos sociétés, il reste convenu qu'on ne laisse pas les morts partir tout seuls. Et qu'il n'est pas question ici de parler d'actes définitivement manqués. "Pourquoi pas organiser des 'secondes funérailles' qui soient à la hauteur de ce que peuvent attendre les morts et les vivants ?, suggère-t-elle. Il y aura peut-être des lettres à écrire pour s’excuser auprès d’un mort, parce qu’on n’a pas été à la hauteur, même si l’on n’est pas responsable de la situation. Quantité de choses pourront être faites et, à mon avis, il faudra les faire collectivement. Inventer d’autres histoires d’au revoir."


(1) "Le deuil au temps du coronavirus", Sabine Panet, Axelle, juin 2020.

(2)"Quelle place pour le deuil en période d'épidémie ?", UniStra, février 2021.

(3) "Avec le Covid, les familles endeuillées ont dû faire face à un surcroît de souffrance", Annick Merckx, rtbf.be, juin 2021.