Coronavirus

La convivialité, recette contre le complotisme ?

6 min.
Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

En Marche: Pour commencer, comment définir le complotisme?

William Audureau : On peut le définir comme un logiciel de pensée qui consiste à tout expliquer par l'existence de plans secrets et à prendre le contrepied systématique de ce qui est considéré comme la parole "officielle", qu'elle soit gouvernementale, institutionnelle, scientifique, médiatique, même si dans les faits ces paroles sont plurielles. Cette appétence pour le contrepied est parfois spectaculaire. Par exemple, au début de la pandémie, les autorités n’avaient pas jugé le masque utile, ce qui a été dénoncé par les complotistes. Depuis que le masque est devenu obligatoire, les complotistes l'accusent d'être inutile … Le complotisme est un logiciel de pensée d'autant plus redoutable qu'il désamorce par avance toute contradiction, qui sera expliquée par l'influence des lobbies, des conflits d'intérêts, de pouvoirs occultes qui dirigent le monde, etc. 

E.M. : Pourquoi ces théories séduisent-elles autant ? 

W.A. : Si les profils des personnes que j’ai rencontrées sont très différents, on retrouve des ressorts communs, comme l’inconfort ressenti face l’incertitude. Le complotisme n'est pas neuf, mais avec la crise sanitaire, nous sommes confrontés à un degré de complexité et d’incertitude inédits. On peut reprocher le manque de cohérence des décisions ou des discours, qui n’arrangent certainement rien. Mais une parole responsable, dans cette crise, ne peut pas être affirmative. On ne peut pas inventer la vérité quand on ne la connaît pas. Malheureusement, nous ne sommes pas tous armés de façon égale pour affronter cette incertitude et, pour certains, elle est inaudible. Le discours complotiste, à l’inverse, permet de tout expliquer par une intentionnalité claire, manichéenne. C'est une forme de pensée magique qui permet de gommer les incertitudes du monde et donne un sens aux évènements, même si ce sens est irrationnel.

E.M : La crise sanitaire a aussi nourri de la défiance envers le discours scientifique. Pourquoi ?

W.A.: La science progresse en trébuchant. Elle avance, elle tombe, elle se redresse. Les paradigmes changent. Mais à l'école, on nous présente encore la science comme une somme de connaissances infaillibles. Avec la pandémie, la recherche a été mise sur le devant de la scène, on l’a vue progresser en temps réel. Le fait que les scientifiques ne soient pas toujours d'accord entre eux a pu être interprété par certains comme un échec, les mener à conclure qu'il n'y a pas de vérité, que tout est relatif. Alors qu'au contraire, la science a progressé de façon incroyable. La vitesse à laquelle le génome du virus a été décodé et des vaccins développés est remarquable. 

E.M : Selon vous, la tendance à croire aux théories complotistes relèverait aussi d’une forme d’intolérance à l’injustice ? 

W.A. :  On présente souvent les complotistes comme de gens cyniques. Tous ceux avec qui j'ai discuté m'ont, au contraire, plutôt donné l'impression de personnalités naïves mues par des idéaux de justice. Le complotisme pointe parfois des problèmes authentiques. Beaucoup de mes témoins m’ont, par exemple, raconté comment les scandales autour des violences policières ont été un événement déclencheur de leur croyance. La réponse au complotisme n'est pas uniquement de proposer une meilleure éducation aux médias ou à la science. Il y a aussi une responsabilité collective de la société. Le complotisme est inversement proportionnel à la confiance placée dans les institutions. Plus il y a de scandales, plus il y a de matière à nourrir cette pensée.

EM : Mais alors, comment expliquer qu'une démarche qui commence par une soif de justice puisse entraîner vers des discours radicaux?

W.A. :  Dans la vision complotiste, il y a deux camps qui s'affrontent. Le leur, celui des "chercheurs de vérité " et tout le reste, qui est jugé comme de la désinformation. Il y a un côté très romanesque dans ce discours, dont il est difficile de sortir. Mais quand vous voyez le monde comme une simple opposition entre des gentils et des méchants, le risque est de ne plus voir les personnes en face de vous comme des humains, mais comme des cibles. Cela peut donner au final des actes comme des violences envers des députés ou des journalistes, des gens qui incendient des centres de vaccination, qui kidnappent un enfant (En référence à l'affaire de la petite Mia, NDLR) ou tirent à la kalachnikov sur des Juifs. Bien sûr et heureusement, tous les complotistes n'empruntent pas jusqu'au bout ce chemin qui mène à la radicalité. Mais toutes les personnes qui naviguent dans la sphère complotiste sont susceptibles de rencontrer des discours extrêmes, racistes ou antisémites. 

Par ailleurs, d'un point de vue politique, l'instrumentalisation du complotisme n'est pas non plus pénalisée, au contraire. Donald Trump, qui a déclaré que les élections américaines auraient été manipulées, reste aujourd'hui la personnalité républicaine qui a le plus de chance de se présenter en 2024, en dépit du bon sens.

E.M : En quoi l’isolement social peut-il également expliquer l’entrée dans le complotisme ? 

W.A. :  Le confinement a causé beaucoup de carences et de souffrances affectives. Nous avons vécu un temps dilué, sans activités sportives ou culturelles, sans événements pour nous rassembler. Pour de nombreuses personnes, Internet a été salvateur pour retrouver du lien et c’est quelque chose que l’on retrouve très fort dans le discours complotiste qui met en avant les logiques de groupe, l'appartenance à une famille. Les croyances elles-mêmes peuvent parfois être assez secondaires dans les raisons qui mènent au complotisme. Une amie que j'ai interviewée pour ce livre me racontait comment, pendant le confinement, elle écoutait des Lives de QAnon (mouvance conspirationniste d'extrême-droite venue des États-Unis) pour lui tenir compagnie. Le complotisme propose une forme de narration puissante, rythmée, avec un suspense, des épisodes à suivre comme à la télé… Il a une capacité à occuper le temps quand tout le reste est à l’arrêt.

EM : Ce qui au départ répond à un besoin social ne conduit-il pas vers une forme d’isolement ?  

W.A. :  Des personnes prennent le risque de perdre leur emploi parce qu’ils refusent la vaccination, d'autres choisissent de déscolariser leurs enfants parce qu'ils sont convaincus qu'une élite pédo-sataniste dirige le monde, etc. Plus vous refusez les règles de la société, plus vous risquez de vous enfermer dans une forme de marginalité, voire d'enfermement sectaire. 

Être extrêmement critique sur la parole dominante rend aussi extrêmement vulnérable aux théories les plus excentriques. À partir du moment où vous ne croyez plus au consensus, pourquoi ne pas prendre au sérieux des théories plus ubuesques comme l'idée que la terre est plate ou dirigée par des reptiliens ?  Évidemment, il y a plusieurs degrés dans le complotisme. Et on ne bascule pas dans cette pensée du jour au lendemain. Ça commence souvent par une simple question, un élément qui fait vaciller votre certitude et déverrouille une porte. Mais plus on avance, plus on glisse vers un imaginaire paranoïaque. Rapidement, vous vous laissez submerger par une quantité d'informations choquantes, que vous n’avez pas le temps ou la force d’esprit de vérifier. Coupé de vos anciennes références, vous naviguez dans un monde de consensus où tout accrédite l'existence d'un plan secret. Vous êtes dans un état d'indignation qui met vos défenses intellectuelles à bas. D'un point de vue cognitif, c’est redoutable.

En Marche : Les neurosciences sont souvent utilisées pour expliquer le complotisme, comme le biais de confirmation qui fait que notre cerveau écarte les éléments contraires à notre raisonnement. Quelle place donnez-vous à ces explications ?

W.A. : Le complotisme est un objet qui présente plusieurs facettes. On peut le prendre par l'angle de la psychologie individuelle, par la sociologie des foules, par l'analyse politique, etc. Nous avons tous des biais cognitifs, ce n'est pas l'apanage des complotistes, et être conscients de ces mécanismes est très utile pour s’en protéger. Mais ce n’est qu’un des multiples aspects de la problématique.

En Marche : Pour lutter contre le complotisme vous suggérez dans votre livre … d'organiser une raclette !? 

W.A. : Il faut isoler le complotisme dans la sphère publique, mais lui tendre la main dans la sphère privée. Dans les médias, sur les réseaux sociaux, il faut marginaliser ce discours qui est manipulateur et dangereux. Dans le privé, en revanche, il est important de faire du lien. Il faut créer des espaces de partage plutôt que des espaces de débats qui divisent. Le point faible du système de pensée complotiste n'est pas tant de rendre ces personnes vulnérables face à de fausses informations que de les rendre incapables de faire confiance aux autres. Elles ont besoin d'avoir autour d'elles des gens en qui elles peuvent avoir confiance. Leur vision noire du monde est lourde et pénible à porter. Il faut leur permettre de sortir de cette apnée négative, partager des moments précieux en famille ou entre amis, pour leur rappeler que la vie ce n'est pas seulement se nourrir de vidéos anxiogènes sur Internet. 

Pour en savoir plus ...

Dans la tête des complotistes, William Audureau, éditions Allary, octobre 2021