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Don de sang : bien plus qu'une affaire de globules...

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© Hanie Belgaimage
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Il y a quelques années à peine, la Croix Rouge et les autres collecteurs de matériel sanguin (peu nombreux) se faisaient un… sang d'encre. Avec la sophistication croissante des soins de santé et l'allongement de la durée de la vie, le secteur craignait de devoir affronter des ruptures d'approvisionnement. Parallèlement, il s'inquiétait de la perspective de voir disparaître "naturellement" (par décès) un certain noyau dur de donneurs : ceux qui, nés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se faisaient un point d'honneur à livrer le plus régulièrement possible leur matériel sanguin. Ceux-là, les plus fidèles, appréciaient de recevoir un diplôme attestant une longue carrière de donneur (la pratique n'a d'ailleurs pas disparu).

Il y a deux ans, nouveau coup dur : le gouvernement fédéral supprime l'octroi automatique d'un jour de congé, en cas de don, à tous ses fonctionnaires. Il est imité ensuite par divers organismes para-régionaux, parastataux, communaux, etc. L'effet est immédiat : relativement stable jusque-là, le nombre de donneurs à la Croix-Rouge chute de 93.000 en 2012 à près de 87.700 en 2014.

Les jeunes répondent présents aux appels au don de sang. Particulièrement les jeunes femmes de 18 à 22 ans.

Pas de panique

À la Croix-Rouge, on est resté zen. Cette relative sérénité s'explique par divers facteurs. "Dans tous les pays industrialisés, le besoin de sang a diminué, explique Ivan De Bouyalsky, directeur général du Service du sang. Inimaginables il y a quelques années encore, des progrès considérables ont été réalisés en matière d'interventions chirurgicales non-invasives. Parallèlement, des programmes d'utilisation rationnelle du sang – de plus en plus considéré comme un matériau noble et cher – ont été mis en oeuvre, retardant ou rendant superflues des transfusions."

Un autre constat a modéré les angoisses du secteur : la jeunesse répond bel et bien présente aux appels. Si un peu plus de 4% de la population en âge de faire un don passe à l'acte (de 18 à 65 ans), ce pourcentage grimpe à 7% chez les hommes âgés de 18 à 22 ans et à 10% chez les femmes du même âge. Bravo, les filles ! Il faut dire que, pour des raisons historiques, de gros points de collectes sont situés sur les campus universitaires. Autre motif de satisfaction : les appels en période de risque de pénurie (juillet/août et fêtes de fin d'année) sont généralement reçus cinq sur cinq par la population. S'adapter à la mondialisation Les défis sont donc ailleurs, moins quantitatifs que qualitatifs.

"De nouveaux antigènes (1) sont découverts en permanence, explique Ivan De Bouyalsky. Cela rend l'architecture des groupes sanguins bien plus complexe que les grands groupes connus du public (NDLR: A, B, AB, O et les rhésus). Pour répondre à des besoins spécifiques (malades nécessitant des transfusions fréquentes, malades d'origine ethnique non-majoritaire, etc.), certains sous-groupes de sang, difficiles à trouver, sont nécessaires. Afin de maximaliser les chances de trouver un sang totalement compatible, il nous faut recruter et, surtout, fidéliser davantage de donneurs d'origine subsaharienne."

Vu le brassage croissant des populations, cette nécessité se fait également ressentir avec les populations d'origine asiatique, notamment chinoises. Problème : pour des raisons bien compréhensibles, notamment culturelles, certains de ces groupes ethniques ont tendance à peu donner leur sang.

Clarté requise

La Croix-Rouge aimerait doubler à brève échéance son "stock" de donneurs africains (1.700 personnes). Quant à l'ASBL La transfusion du sang, qui couvre à Charleroi une population de 500.000 personnes, elle se félicite d'avoir été présente cette année pour la première fois à la fête de l'Aïd en juillet dernier. Près de 8.000 personnes de con fession musulmane – autant de donneurs potentiels – y étaient présentes. "Les personnes de la deuxième et de la troisième génération ont un profond souci d'intégration, précise Laurence Lecomte, responsable des prélèvements et de la promotion. Le don de sang est un puissant moyen pour y arriver. Mais il nous incombe d'être très clairs dans notre communication et de surmonter l'obstacle des langues. Car nous courons en permanence le risque de nous faire reprocher une forme d'exclusion, si nous refusons momentanément le donneur."

En effet, certaines circonstances liées à des maladies ou des inter ventions médicales récentes (endoscopie, extraction dentaire, fièvre, accouchement...), à des tatouages et piercings ou à des comportements sexuels jugés peu souhaitables aboutissent à des refus de don allant de 24 heures à plusieurs mois, voire à un écartement définitif (lire ci-dessous).

Donner son sang, pour s'intégrer

La question des critères d'exclusion est délicate. Le donneur potentiel doit remplir un jeu de questions/réponses qui suppose une transparence totale de sa part. Ces critères ne varient pas seulement selon les habitudes (sexuelles ou autres) ou les régions exotiques fréquentées récemment, mais aussi selon les époques. Allez donc expliquer à l'homme d'affaires rentré de l'Exposition internationale de Milan que son sang est momentanément jugé impropre au don (à cause de la présence estivale, en Italie, de moustiques suspectés de véhiculer le West Nile Virus), alors qu'un jeune de 20 ans un brin débraillé, consommateur occasionnel de haschich est, lui, accepté (à certaines conditions) !

Le défi consiste à pouvoir accueillir tout le monde dans les points de collecte, tout en étant d'une vigilance maximale sur la sécurité. D'autant plus que les profils des donneurs sont très variés, y compris quant à leurs motivations. "Les gens donnent leur sang par générosité, c'est évident, précise Laurence Lecomte. Mais certaines personnes se présentent chez nous avec leurs voisins dans l'espoir de faciliter leur intégration dans un nouveau quartier ou de rompre leur isolement social."

La question des critères d'exclusion est délicate. Le donneur potentiel doit remplir un jeu de questions/réponses qui suppose une transparence totale de sa part.

Du sang dans les zonings

Mal communiquer, y compris au moment du don, c'est risquer de briser net les élans de générosité qui mettent parfois des mois à se concrétiser. C'est la raison pour laquelle la Croix- Rouge tente de disposer de relais dans ses points de collecte décentralisés (par exemple les entreprises : banques, assurances, mutualités...) ou, quand c'est possible, d'y passer deux fois plutôt qu'une seule. Une première visite pour un échange général sur le don; une seconde pour procéder aux collectes proprement dites, les plus conviviales possibles. L'organisation humanitaire espère ainsi réduire à portion congrue les donneurs potentiels qui, après avoir accepté de consacrer du temps aux démarches administratives (file, questionnaire à remplir, rencontre avec le médecin), se verraient soudain signifier une exclusion de don. Des conditions idéales pour voir fleurir des réactions du type "on ne m'y reprendra plus"...

Depuis l'année dernière, l'organisation se déplace aussi dans les zones d'activités économiques, afin d'intégrer aux collectes le personnel des PME. Pas simple, là non plus. Car, une fois l'effet de nouveauté créé (souvent avec succès), il faut conserver l'intérêt des petits et moyens patrons, confrontés à des soucis d'organisation. Pas question, par exemple, de laisser un chauffeur ou un grutier remonter sur son engin directement après le don…


Bon à savoir

Le don de sang est légalement possible dès l'âge de 18 ans et jusque 70 ans. En revanche, le premier don doit se faire avant l'âge de 65 ans.

Pour le don de plaquettes sanguines ou de plasma, la limite des 65 ans ne peut en aucun cas être dépassée.

Les gays sur la touche

Face au questionnaire à remplir avant le don, les homosexuels crient à la discrimination. Plus pour longtemps ?

Une "humiliation" pareille, François (48 ans) n'est pas près de l'oublier. Ce jour-là, il se présente pour la première fois, dans son entreprise, pour donner son sang. Embêtée mais catégorique, l'infirmière lui signifie que son don est refusé. Car François est homosexuel : il l'a mentionné dans son questionnaire en toute transparence. "Moi qui étais venu pour un geste altruiste, je me retrouvais recalé comme un mauvais élève. Dur, de repasser en sens inverse la file des collègues, en prétextant un ennui passager de santé !"

Or François vit une relation stable avec son compagnon depuis douze ans. Et il estime que nombre de ses ami(e)s hétérosexuel(le)s multiplient, parfois sans protection, les relations hors couple. "Si ces personnes déclarent à la Croix-Rouge être fidèles à leur partenaire, celle-ci leur accorde un a priori de confiance. Mais aux gays, qui remplissent la même déclaration sur l'honneur, on dit qu'il n'y a pas - et jamais - de confiance possible." De là, l'accusation de discrimination fondée sur l'orientation sexuelle. Depuis 2009, 28 dossiers de ce type ont été ouverts au Centre pour l’égalité des chances.

À la Croix-Rouge, on rappelle qu'on est obligé de respecter la loi. Et que ce n'est pas tant la multiplicité présupposée des partenaires qui est en cause chez les homosexuels de sexe masculin, que le type de rapports sexuels privilégiés par eux : les risques de transmission de maladies virales sont plus élevés. Depuis de nombreuses années, les ministres de la Santé successifs sont bombardés d'interpellations à ce sujet. Le Conseil supérieur de la santé et la Cour européenne de justice, parmi d'autres, ont été associés aux débats. Jusqu'ici, en vain : un homme ayant des relations sexuelles avec un autre homme est interdit de don, point barre. Base de ce "bannissement" : la prévalence supérieure du virus HIV chez les homosexuels, d'après les données épidémiologiques de l'Institut scientifique de Santé publique.

Partout pareil ? Non. En Italie et en Espagne, ce n'est pas le cas. En Australie, en Suède, en Grande-Bretagne, le don "homosexuel" est autorisé, moyennant des conditions d'abstinence antérieure au don (d'une durée variable). En France aussi, ça bouge : il est question de revoir le questionnaire.

À la Croix-Rouge en Belgique, on convient que notre pays ne pourra plus conserver très longtemps cette posture de "village gaulois". Reste à voir si la modification légale attendue par la communauté gay, qui pourrait ne pas tarder, ouvrira vraiment les portes d'un réel changement. Ou si, en transformant une exclusion permanente en une multiplicité d'exclusions successives (de douze mois en douze mois, par exemple), elle relèvera du pur symbole.