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La médecine sous toutes les coutures 

5 min.
Dans L’art de guérir au féminin, Robert Askenasi retrace l’histoire de la profession sous l’angle des discriminions de genre
Dans L’art de guérir au féminin, Robert Askenasi retrace l’histoire de la profession sous l’angle des discriminions de genre
Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

Monument au patient inconnu 

L’histoire célèbre les victoires que les médecins ont remportées sur les maladies. Mais elle néglige leurs patients dont les troubles, les souffrances ou les plaintes ont inauguré de nouveaux diagnostics, remis en cause certaines théories médicales ou ouvert des perspectives thérapeutiques inédites. Dans Patients zéro (Patients zéro, histoires inversées de la médecine, Luc Perino, Éd. La découverte), Luc Perino, médecin et essayiste, s’attèle à réparer cet oubli regrettable. Il en ressort une vingtaine de récits romanesques et captivants.

Ainsi l’histoire de cette jeune métisse, Henrietta Pleasant, née en Virginie dans les années 20. Un cancer de l’utérus la fauche alors qu’elle vient de fêter ses 30 ans. À sa mort, l’hôpital John Hopkins, à l’époque le seul de la région qui accepte les pauvres et les gens de couleur, a prélevé des cellules de la tumeur. Fait exceptionnel à l’époque, ces cellules cancéreuses ne meurent pas mais, au contraire, se reproduisent à une vitesse extraordinaire. Et continuent aujourd’hui à se reproduire. On estime qu’au moins 20 tonnes de cellules “HeLa”, comme baptisées par les scientifiques, se baladent dans le monde. Ces cultures sont utilisées par de nombreux laboratoires pour tester des vaccins ou des médicaments, sans que les descendants d’Henrietta n’en aient tiré le moindre bénéfice. Certaines cultures ont même été envoyées dans l’espace pour étudier la division cellulaire en apesanteur !  

Tout aussi passionnant, ce chapitre où l’on découvre comment la famille Ke et ses enfants muets ont contribué à la découverte d’un gène qui joue un rôle majeur dans l’apparition du langage chez l’être humain. Tout commence avec Zahid et Unsa, un jeune couple pakistanais, qui s’est installé à Londres dans les années 40. La jeune femme souffre d’un trouble du langage la réduisant au silence. Leurs quatre premiers enfants sont atteints du même mal qu’ils lèguent à leurs propres enfants : sur 30 descendants au total, 14 sont muets. Dans les années 90, un des petits-enfants décide alors de consulter un généticien…

"Jusqu’au 19e siècle, le soin est resté intuitif et empirique, pratiqué par divers artisans n’ayant pas écrit de livre, ni émis de théorie. La médecine moderne est née de la rencontre effective entre médecins et malades. Les historiens n’en ont pas moins continué à narrer exclusivement l’histoire des médecins, de leurs méthodes, de leurs réflexions, en négligeant les malades. Pourtant, ce sont eux qui ont offert obstinément et patiemment leur corps et leurs plaintes aux praticiens dans les hôpitaux de campagne, les séances cliniques, les salles d’examen ou les cabinets de consultation", écrit Luc Perino, qui à travers cet ouvrage entend également rendre hommage à ses propres patients. 

Où sont les femmes ? 

Depuis la nuit des temps, des femmes pratiquent l’art de guérir. Chez les Gaulois, les druidesses maniaient l’art des onguents. Dans l’Égypte ancienne, Peseshet supervisait ses confrères médecins et délivrait les diplômes des sages-femmes. À Rome, au 2e siècle Sainte-Theodosa, Sainte-Nicérate et Sainte-Irène de Rome pratiquaient la médecine au même titre que leurs homologues masculins. Et, pendant que l’Europe du moyen-âge s’enfonçait dans une misogynie crasse – la médecine est l’affaire des moines et les sages-femmes sont associées à des sorcières - la civilisation arabo-musulmane de l’époque fait la part belle à la tabiba, pendant féminin du tabib (toubib). Au 12e siècle, As Saïda dirige l’hôpital de Bagdad. L’Italie également fait exception au machisme ambiant, avec la nomination en 1390 de Dorothea Bucca à la tête de la chaire de médecine et de philosophie de l’Université de Bologne. Mais, dans la majorité des pays européens et aux États-Unis, il faut attendre le 19e siècle pour que les premières femmes accèdent enfin, et non sans mal, à la profession ! 

Dans L’art de guérir au féminin (L’art de guérir au féminin, essai sur le rôle des femmes dans l’histoire de la médecine, R. Askenasi, Éd. EME), Robert Askenasi, ancien chef de service des urgences à Érasme, retrace l’histoire de la profession sous l’angle des discriminions de genre. Dans cet ouvrage synthétique qui s’adresse aux lecteurs dans un style simple et direct, l’auteur raconte comment ces pionnières ont dû forcer les portes des universités, mais aussi des hôpitaux et des sociétés savantes pour se faire une place. "En France, la société d’anthropologie en 1875 déclare très sérieusement que les crânes des femmes sont trop petits et ne peut que contenir un cerveau rabougri", s’étouffe l’auteur. Les hommes qui occupent les postes hiérarchiques estiment que les femmes sont trop fragiles pour exercer le métier, que ces séductrices risquent de détourner leur attention...  Des préjugés qui auront la vie longue. "En 1970, on disait volontiers que les femmes s’inscrivaient en médecine pour trouver un mari", rappelle Robert Askenasi.  

Pour s’imposer, les premières femmes médecins doivent faire preuve d’une grande force de caractère. Elisabeth Blackwell essuie 16 refus avant de trouver un collège qui l’accepte à New York. An Preston doit affronter une manifestation de 500 hommes en colère pour rejoindre son collège de Philadelphie. Rejetées par leurs confrères, des femmes, comme l’écossaise Sophia Jex-Blake, décident de fonder leurs propres écoles ou hôpitaux. D’autres, vont jusqu’à se travestir. L’irlandaise Margaret Bulkley devient ainsi James Barry pour faire ses études à Édimbourg, où elle obtient son diplôme en 1812. Installée à Cuba, la suissesse Henriette Faber exerce sous les traits du docteur Enrique Faber et épouse une de ses patientes. Quand la vérité de ce mariage gay est révélée, elle doit s’exiler en Floride pour éviter la prison, où elle reprend son identité de femme.  Si ces pionnières ont forcé la porte du 19e, il faudra attendre le 20e siècle pour que les femmes, qui se sont montrées indispensables à l’effort de guerre, comme Marie Curie avec ses radiographies, imposent enfin leur présence comme une norme. 

En Belgique, Isala Van Diest est officiellement la première femme médecin. Comme nombre de ses consœurs à l’époque, elle a étudié en Suisse, pays qui se montre plus libéral sur la question. Elle fait ensuite valider son diplôme à l’ULB, qui en 1884 vient à peine d’autoriser les femmes à faire des études sur son campus. Féministe engagée, elle soigne les prostituées.  

En 1970, on dénombrait 1.294 femmes médecins dans notre pays. En 2010, 13.524. Aujourd’hui, 55,7 % des étudiants inscrits dans les facultés belges de médecine appartiennent à la gent féminine. Les femmes seront bientôt plus nombreuses que leurs collègues masculins à exercer la profession. Mais pour en arriver là, elles ont dû lutter contre des préjugés tenaces, rappelle Robert Askenasi.

Mise en bulles

Retracer quelques millénaires d’Histoire en 239 pages de BD bien tassées, voilà un projet pour le moins ambitieux ! Les premières cases de L’incroyable histoire de la médecine (L’incroyable histoire de la médecine, Jean-Noël Fabiani, Philippe Bercovici, Éd. Arenes)  invitent le lecteur à pénétrer au fond d’une grotte où une famille de Neandertal manipule des herbes médicinales conservées dans des peaux de loutre. "Fruit de l’instinct de l’homme préhistorique, la médecine s’est d’abord développée dans la magie", commente le scénariste, Jean-Noël Fabiani. La dernière page se referme sur une salle d’opération flambant neuve, dans laquelle le bras téléguidé d’un robot permet à un chirurgien d’opérer son patient à distance. Donnant au passage un bref aperçu des questions vertigineuses, soulevées par les progrès scientifiques de ces dernières décennies : "Doit-on poursuivre le clonage thérapeutique ? Doit-on utiliser les manipulations génétiques pour guérir les maladies héréditaires ? Doit-on s’acharner à maintenir en vie des cas désespérés sous prétexte que de nouveaux progrès sont en cours ? La médecine va profondément changer et le passé permet peut-être d’imaginer les progrès futurs. Que va devenir la médecine telle que nous l’avons connue au cours des âges à l’heure de la télémédecine, des nanotechnologies, de la robotique et de l’intelligence artificielle ?", s’interroge Fabiani, également chirurgien et professeur d’histoire de la médecine à l’Université Paris Descartes. 

Chacun des 29 chapitres retrace une époque, souvent pimentée d’une bonne anecdote. Savez-vous comment les barbiers sont devenus chirurgiens ? Auriez-vous imaginé que l’anesthésie était née sur un champ de foire ? Vous a-t-on appris à l’école comment Pasteur avait découvert la vaccination… parce que son assistant était parti en vacances ? Les dessins drôles et cocasses de Philippe Brecovici, familier du monde médical puisqu’il a illustré la série Les femmes en blanc, vient agrémenter la lecture de cet ouvrage dense en dates, lieux et informations. L’occasion d’apprendre en s’amusant.