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Le citoyen, ce scientifique qui s'ignore                                                      

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(c)ILLUSTRA
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Boris Krywicki

Boris Krywicki

Et si, en regardant simplement par sa fenêtre, l’on pouvait améliorer les connaissances de l’homme sur les animaux ? Il ne s’agit pas d’un superpouvoir, mais d’exploiter les outils participatifs que la science propose. Avec leurs formulaires en ligne, Natagora et Natuurpunt invitent les observateurs du quotidien à recenser les visites des oiseaux dans leur jardin. Muni de ressources accessibles, il devient possible pour les amateurs d’épauler des ornithologues confirmés. On appelle ce type de méthodologie de la "science citoyenne" ou "participative" , car elle repose sur les données récoltées et transmises par le grand public. L’ouvrage Les recherches-actions collaboratives, publié par le collectif "Les chercheurs ignorants" prévient le lecteur dès son introduction : ces dispositifs où professionnels et groupes concernés conduisent une étude ensemble se révèlent extrêmement divers et parsemés d’originalité.
En Belgique, la science citoyenne semble actuellement "en plein essor, notamment grâce à l'apport économique et logistique du SCIVIL (le centre de connaissance flamand dédié à la pratique)", assure Evelien De Sutter, chercheuse au MintLab et à l’unité de pharmacologie et pharmacothérapie de la KULeuven. Le numérique a facilité l’accès aux processus : quelques clics suffisent à un civil pour partager ses informations aux académiques. Lancé en 2016, le portail iedereenwetenschapper.be ("chacun est un scientifique") rassemble les initiatives et permet aux usagers d’y contribuer en quelques minutes. Les efforts humains dépassent même la machine, pour l’astronome Nora Eisner, responsable du projet Planet Hunters : "Grâce aux apports de 30.000 astronomes amateurs, nous avons pu établir 20 millions de critères pour classifier des exoplanètes à côté desquels passent les algorithmes les plus performants !" Avant, le grand public désireux de faire progresser la recherche en était réduit à lui octroyer un don financier. Aujourd’hui, il peut y contribuer activement, par une implication concrète.

En Belgique, la science citoyenne semble actuellement en plein essor.

Curiosité saine 
Comme l’explique un éditorial de la revue Natures Sciences Sociétés, "depuis quelques années, la science participative est à l’honneur et permet de rapprocher chercheurs et citoyens." Ces derniers y voient une façon de rendre leurs intérêts personnels utiles. "Parfois, les personnes contribuent en espérant attirer l’attention sur des problèmes sociaux, ou pour découvrir si le milieu dans lequel ils vivent s’avère sain ou non" , complète la professeure Ine Van Hoyweghen . "Je constate que l’une des motivations principales des contributeurs réside dans une forme de méfiance, de sentiment d’éloignement de la science traditionnelle. Ce n’est pas qu’ils doutent du savoir universitaire, mais ils trouvent là un moyen de le connecter à leurs préoccupations ordinaires. De notre côté, nous sommes forcés de descendre de notre tour d’ivoire." La recherche citoyenne est chevillée aux préoccupations concrètes du quotidien, en aidant les experts à réaliser un rapport sur la pollution des côtes de sa région, comme le propose Plastic@Bay en Écosse. Chacun peut, lors d’une promenade en bord de mer, collecter les déchets plastiques puis transmettre leur pesée. Une fois rassemblées, les données permettent "d’illustrer localement l’échelle de la pollution, en partenariat avec les autorités et le public", expose le co-fondateur Julien Moreau à The Conversation.
Au-delà de la nature ou de l’espace, le rayonnement de la science citoyenne touche à d’innombrables domaines, dont la santé. Des projets comme AirCitizen et, en Belgique,  CurieuzeNeuzen proposent de quantifier soi-même la qualité de l’air que l’on respire, en construisant des stations de mesure portables, avec des capteurs à bas coût. En collationnant les résultats, la pollution se voit cartographiée, ce qui peut nourrir des démarches militantes. L’application ZOE du Kings College de Londres invite ses utilisateurs à renseigner leurs contractions du Covid-19 et leurs étapes de vaccination, qui aboutissent à un suivi quotidien et à grande échelle de ces paramètres. En Belgique, le programme ePIC de l’Université de Leuven vise à éclaircir les procédures médicales, souvent perçues comme floues par leurs usagers. Evelien de Sutter, chercheuse au sein du projet, développe : "Tout individu souhaitant prendre part à un essai clinique doit auparavant affirmer son consentement éclairé. Pour ce faire, l’équipe de recherche lui fournit de la documentation, notamment sur les bienfaits et risques du processus. Problème : plusieurs études ont constaté que ces papiers s’avèrent souvent laborieux à lire et découragent le patient." Pour pallier cet écueil, ePIC élabore des outils qui guident les participants et leur permettent de personnaliser leurs moyens de s’informer. "Les dispositifs numériques mettent le citoyen au centre et l’aident à mieux comprendre, et ainsi à s’engager plus sereinement dans l’essai clinique." Le panel se veut le plus représentatif possible et inclut des personnes peu familières de l’informatique, les confrontant à des situations concrètes grâce à des maquettes.

De nouvelles formes de connaissances
Evelien De Sutter insiste : avec la science participative, le citoyen est considéré comme le "vrai" expert, dont l’expérience pave la recherche. "Le but d’ePIC consiste à ce que les participants à une étude puissent recevoir les informations qu’ils souhaitent par le canal qu’ils préfèrent. Ce sont les chercheurs qui doivent s’adapter à leurs désirs, pas l’inverse, et ils ont énormément à nous apporter." En triant les informations qu’ils reçoivent, en suivant s’ils souhaitent ou non un contact rapproché avec l’équipe médicale, les citoyens se sentent généralement plus impliqués, voire rassurés. "Nous prenons aussi en compte leurs craintes. Par exemple, plusieurs personnes ont exprimé l’envie de questionner les médecins à tout moment, ce qui nous a poussés à implémenter un système de discussion en texte et/ou en vidéo. Mais celles moins à l’aise avec les outils numériques peuvent aussi décider de privilégier les échanges en chair et en os."
La montée en puissance de la science citoyenne ravive également un débat séculaire dans le monde des sciences : l’équilibre complémentaire entre savoirs "froids" (la théorie instituée) et ceux dits "chauds". "Il s’agit de ce qu’on apprend dans les familles, qui se transmet au fil des générations, précise Mathias Mellaerts, chargé de recherche à l’Association Marcel Hicter. Ce sont des connaissances pratico-pratiques sur les plantes, les soins, l’art de créer une activité tous ensemble…". Plus qu’une méthodologie, la science citoyenne devient une philosophie, valorisant ces savoirs chauds au même rang que les écrits académiques. Cette posture inclusive déborde ainsi du champ universitaire et touche aussi à l’éducation permanente, qui invite les citoyens à participer activement à la vie sociale, démocratique et culturelle.

Le numérique a facilité l’accès aux processus : quelques clics suffisent à un civil pour partager ses informations aux académiques.

Ni procédural, ni vertical
Mathias Mellaerts martèle l’importance du terrain et fait le lien avec les pratiques participatives du secteur culturel et associatif : "On ne fait pas participer les gens avec des algorithmes ou de la 'big data', ce serait un écueil gravissime ! Il faut aller les rencontrer, comme le font, par exemple, les centres culturels pratiquant 'l’analyse partagée du territoire' : ils sondent d’abord les préoccupations des maisons de jeunes, des écoles, des homes pour personnes âgées, des institutions… En découlent des questions de société majeures à partir desquelles la programmation culturelle est définie, par un conseil d’orientation composé à 50% de l’équipe du centre culturel et à 50% de membres externes représentant la population."
Dans le domaine de la santé comme dans l’associatif, les sources interrogées s’accordent sur le même postulat : le scientifique doit incarner ce que Jacques Rancière appelle dans son livre éponyme un "Maître Ignorant", tendant à effacer les hiérarchies de classes ou de savoirs. Mathias Mellaerts, passionné par cet ouvrage, abonde : "Quand je suis sur le terrain avec un groupe, par exemple des adolescents en décrochage scolaire, je me mets dans une position où je n’en sais pas plus qu’eux, et on se questionne ensemble. Les jeunes ont énormément à nous apprendre à propos de certains arts qu’ils maitrisent, comme le jeu vidéo." Démarche identique pour Evelien De Sutter : "Nous considérons les participants à notre étude comme des experts de leur propre expérience. Nous ne savons pas mieux qu’eux ce qu’ils veulent, et c’est grâce à eux que nous pouvons concevoir des dispositifs adaptés à leurs besoins." Quand on lui demande comment convaincre les citoyennes et citoyens de se prêter au jeu, la chercheuse sourit : "Notre recherche bénéficie de l’apport des citoyens, mais l’inverse se vérifie également. Ils ont le potentiel d’améliorer la technologie, d’imprimer leur patte sur le futur." La porte est ouverte.

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