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Quand le corps se défend contre lui-même

5 min.
Tom Guillaume

Tom Guillaume

C'est un point commun que peuvent avoir des maladies aussi différentes que le diabète de type 1 ou la sclérose en plaques. Auto-immune : comprenez, quand notre système immunitaire se retourne contre notre propre corps. On sait encore peu de choses sur ces maladies. Pourtant, elles représentent le troisième groupe en termes de morbidité et de mortalité dans les pays industrialisés (derrière les maladies cardiovasculaires et les cancers). Derrière ce nom se cache un dysfonctionnement du système immunitaire. Les effecteurs d'immunité (les anticorps) vont alors se retourner contre certains organes, provoquer des lésions et con­duire à des symptômes divers. On distingue cependant deux types de maladies. Lorsque les lésions touchent un organe ou un tissu spécifique, on parle de maladies auto-immunes spécifiques d'organes. L'exemple le plus connu : le diabète de type 1, résultat des lésions infligées au pancréas par les anticorps qui empêchent la sécrétion d'insuline. L'autre catégorie reprend les maladies qui s'attaquent à plusieurs tissus et organes, à l'instar du lupus érythémateux systémique, qui provoque des lésions sur la peau, les articulations, le système vasculaire, le cœur, le cerveau et les reins.

Trois facteurs identifiés

Selon l'INSERM (organisme public français dédié à la santé), ces maladies auto-immunes concernent entre 5 et 8% de la population mondiale, avec une plus forte présence dans les pays industrialisés. Comment expliquer cette prévalence ? Pour tenter d'y voir plus clair, il faut revenir aux causes du dysfonctionnement. À l'heure actuelle, la science a identifié trois facteurs principaux pour expliquer l'apparition des maladies auto-immunes. Le premier concerne la génétique. Certains gènes sont en effet plus prédisposés que d'autres à développer une maladie auto-immune.

Deuxième facteur: le rôle joué par les hormones, et plus particulièrement les œstrogènes. Huit cas de maladies auto-immunes sur dix concernent en effet des femmes. Le Centre de recherche en myologie de Paris (étude des muscles) s'est penché sur la question. "La prédisposition des femmes aux maladies auto-immunes n'est pas le fruit du hasard", assure Sonia Berrih-Aknin, directrice du service. Ses études (1) ont montré le rôle joué par la protéine AIRE (AutoImmune Regulator), une protéine perturbée par les hormones sexuelles féminines, les œstrogènes.

Troisième facteur identifié : l'environnement. Des équipes de chercheurs l'ont observé en étudiant des populations issues de l'immigration. "On regarde les descendants de migrants asiatiques installés au Canada ou aux USA, qui arrivent d'un pays où le taux de maladies auto-immunes est assez bas. La deuxième génération – qui a grandi en Amérique du Nord – montre un taux assez élevé de maladie auto-immune", rapporte la professeure canadienne Maya Saleh, au micro de France Inter dans l'émission La Terre au carré (2).

Ce dernier facteur pourrait également expliquer la plus forte présence de ces maladies dans les pays industrialisés, où le développement de l'hygiène influencerait le développement du microbiote. Une impressionnante quantité de micro-organismes (bactéries, virus, parasites, champignons…) tapissent différents endroits du corps, des mains à l'intestin. Ce dernier présente le microbiote le plus développé. Des études tendent à montrer qu'une modification qualitative et quantitative du microbiote intestinal s'observe chez les patients atteints de maladies auto-immunes, bien que la science ne soit pas encore très développée sur le sujet. "Notre microbiote est composé d'énormément de bactéries qui peuvent agir sur les protéines agissant comme fa­cilitateurs dans l'immunité", précise Bernard Lau­werys, chef du service immunologie à l'hôpital Saint-Luc de Bruxelles. Il se situe à l'interface du système immunitaire et de l'environnement. Avec le développement croissant de l'hygiène, notre organisme est de moins en moins confronté aux agents infectieux venus de l'extérieur. En résulte une dérégulation de notre microbiote qui peut conduire au disfonctionnement de notre système immunitaire. "Le microbiote joue effectivement un rôle. Mais cette théorie de l'hygiène est une théorie parmi d'autres. Je ne suis pas certain que cela se base sur l'évidence, tempère Bernard Lauwerys. Le système immunitaire est programmé pour tolérer le soi (les constituants du corps). En l'absence d'agressions, il se retournerait contre l'organisme car il n'aurait 'que ça à faire'. Or, on sait également qu'il est programmé pour n'avoir rien à faire et s'en accommode très bien", continue-t-il. "Cette théorie de l'hygiénisme est difficile à prouver tant les diagnostics restent complexes", modère de son côté Frédéric Vandergheyn, interniste à l'hôpital Érasme.

Bernard Lauwerys se veut prudent sur la question. Si l'influence est certaine, difficile d'en tirer des conclusions hâtives et trop ciblées : "J'en ai entendu prétendre que manger des choux de Bruxelles empêchait la polyarthrite, déplore l'immunologue. On ne peut pas affirmer aujourd'hui : 'Il faut enlever telle bac­térie du microbiote'". Car d'autres facteurs tels que le stress, certains polluants, ou encore la nutrition pourraient également intervenir.

Un traitement difficile

Difficile d'identifier clairement le rôle exact joué par ces différents facteurs extérieurs. "On parle souvent de principe de mauvaise rencontre. Pour développer une maladie auto-immune, un organisme prédisposé génétiquement va rencontrer un facteur déclenchant", expose l'interniste Frédéric Vandergheyn. "Dans la grande majorité des cas, c'est un faisceau d'arguments qui vont faire que le système immunitaire va vous agresser", confirme Patrick Blanco, chef de recherche au CNRS sur les maladies auto-immunes et chef de service immunologie au CHU de Bordeaux.

Cette difficulté à identifier les facteurs rend le traitement difficile. "Aujourd'hui, on ne sait pas guérir la maladie, constate Bernard Lauwerys. On peut parvenir à la rémission, mais cela nécessite un traitement chronique pour le patient". "On parle plutôt d'un traitement symptomatique, qui vise à atténuer les symptômes", précise Frédéric Vandergheyn. Il existe toutefois un traitement agressif : une ablation totale du système immunitaire et l'injection de cellules souches de ce même patient pour le redévelopper. Mais même dans ce cas, pour la moitié des patients, la maladie revient. "Un jour, on devra travailler sur les gênes eux-mêmes, prolonge l'immunologue belge. Mais lesquels ?" 

Et la prise en charge ?

Aux deux types de maladies auto-immunes (systémique ou spécifique) correspondent deux approches et deux trajets de soins. Pour celles ciblées sur un organe, le patient va être pris en charge dans le service concerné (le psoriasis en dermatologie, par exemple). Il va alors être suivi par un spécialiste qui, de son côté,  administrera les soins nécessaires. Les maladies systémiques vont en revanche être prises en charge par des rhumatologues ou en médecine interne, selon les hôpitaux. Pourtant, certaines de ces maladies systémiques nécessi­teraient une approche multidisciplinaire, compte tenu de la complexité des symptômes et des organes affectés. "Le traitement par la médecine interne présente pour cela un avantage", argumente Frédéric Vandergheyn, qui insiste toutefois sur la création de réunions de concertation entre les spécialistes concernés. Dans l'état actuel des choses, la coordination reste complexe. "Dans les services d'oncologie, les différents spécialistes se rencontrent lors de concertations multidisciplinaires, avec un financement prévu pour l'organisation logistique. Ce système n'existe pas pour les maladies auto-immunes, alors que dans certains cas le pronostic vital est tout aussi engagé que pour les cas de cancer, déplore Frédéric Vandergheyn. L'État n'offre pas autant de garantie de traitement pour les patients atteints de maladies auto-immunes". Il existe bien un réseau européen (l'European Research Network) qui identifie des centres experts de maladies auto-immunes, mais rien à l'échelon national. Les spécialistes plaident pourtant pour la mise en place d'un tel réseau, qui rendrait le parcours de soin plus facilement identifiable pour le patient et permettrait la centralisation des soins.

 

 

(1) Estrogen-mediated downregulation of AIRE influences sexual dimorphism in autoimmune diseases, Nadine Dragin et al., The Journal of Clinical Investigation, 21 mars 2016.

(2) La Terre au carré, Mathieu Vidard, émission du 15 avril 2019.